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Andreas Lemaire : "Un lectorat ça s'accompagne, un livre ça se défend. Activement.”

À Angers, Andreas Lemaire a créé Myriagone, un espace regroupant une librairie, une galerie mais aussi un café. Un lieu engagé, revendiquant une autre manière de fonctionner, mais aussi résolument tourné vers la curiosité et le goût du partage

Myriagone a ouvert ses portes en novembre 2016. Comment est-ce que tout a commencé ?

Ce projet est né au fil du temps. Je n’ai pas du tout de formation de libraire, à la base. Mais j’ai quand même été libraire deux ans à Bruxelles, de 2012 à 2014. J’ai fait des études d’histoire de l’art. La lecture a été présente pendant mon enfance, mais ça n’a pas été un truc unique, dévorant. La musique prenait plus de place. Pendant mes études, les livres ont commencé à prendre plus de place, j'ai aperçu et manipulé plus de choses différentes, tant sur le fond que sur la forme. Et surtout, j’ai commencé à avoir aussi l’expérience des lieux culturels (musées, galeries, etc.), mais aussi à faire de la médiation pour des expos d’art contemporain. Et à ce moment-là, sans que je le sache encore, quelque chose naît en moi. C’est maintenant que je m’en rends compte. Donc c’est un projet qui est né sur 10 à 15 ans, à me dire que j’aimerais bien avoir un lieu à moi, à réaliser ce qui m’animait : à savoir le livre et la volonté de partage. Dans ma vie, je suis toujours allé là où j’estimais qu’il y avait des choses intéressantes à faire. Et là, il me semblait important de partager ce qui m’anime et m’a fait grandir. Mais j’ai tout appris sur le tas.

Comment t’es-tu retrouvé à travailler en librairie à Bruxelles ?

Je vivais à Nantes, pour mes études. Et j’ai tout quitté pour faire un test à Bruxelles, j’avais besoin de bouger. Je me suis retrouvé là-bas sans travail, sans rien. Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui, mais à l’époque c’était assez facile de trouver quelque chose, ils étaient moins stricts sur le CV qu’en France. J’ai travaillé dans des cafés, et notamment un à Flagey, à côté d’une librairie qui était spécialisée en bande dessinée, qui aujourd’hui s’appelle la librairie Flagey. De fil en aiguille, je me retrouve à y être embauché pour la période de Noël.

Il s’avère que durant mes études d’histoire de l’art, je me suis spécialisé dans les arts graphiques. Sur la fin de mes études et quand j’étais à Bruxelles, j’ai monté et me suis occupé d’un petit espace d’exposition dédié aux arts graphiques, à Saint-Nazaire, dont je suis originaire. Je me chargeais de toute la programmation. Ce qui m’a amené au fur et à mesure à être de plus en plus précis dans mon observation et analyse des pratiques graphiques.

Donc je suis embauché pour Noël dans cette librairie spé BD plutôt traditionnelle, et me voilà à y vendre les titres les plus indé que je débusque dans les coins poussiéreux.

Déjà à ce moment-là jouent une certaine approche du dessin et une expérience de la médiation qui me font aborder par un autre biais le conseil en librairie.

Finalement, il y a eu une grande confiance de la part de la personne qui tenait la librairie, puisqu’elle a proposé de m’embaucher, à temps partiel au début, en me permettant de développer ce rayon qui était quasiment inexistant. Pendant deux ans, j’ai eu un espace d’expérimentation. Toute proportion gardée, puisqu’évidemment il gardait l’œil. Mais au fur et à mesure, j’ai développé un espace qui est devenu un mur complet à la fin, dédié à la production indépendante en bande dessinée.

Quelle expérience en as-tu tiré ?

J’ai pu voir qu’il y avait des idées préconçues, venant du milieu, de dire "on ne peut pas faire autrement : tu es obligé de prendre A et B, tu vas les vendre, mais Z, personne n’en a parlé ou c’est compliqué, donc tu ne le vendras pas". Je me suis alors rendu compte que beaucoup de choses reposaient sur l’idée de médiation. Qu’à partir du moment où tu maîtrises un sujet, tu peux en parler avec un peu plus de précision, donc tu es plus clair dans ton propos, tu le manipules mieux. Alors il ne te reste plus qu’à déterminer si ce que tu as entre les mains est véritablement, structurellement compliqué ou s’il s’agit plus d’une complication de surface, parce qu’il n’y a pas de quatrième de couverture visible, parce que le scénario est impossible à pitcher en 10 secondes, parce que ça ne rentre pas dans des segments précis... Au fur et à mesure, j’ai compris que pour beaucoup de gens dans les métiers du livre, un livre est difficile rien qu’à cause de ces choses-là en fait. Les libraires se mettent beaucoup de barrières.

Donc ça m’a permis d’expérimenter qu’en réalité on pouvait vendre un livre sous peine qu’on l’ait aimé et qu’on sache en parler.

Par contre, je faisais toujours très attention d’être sûr que les personnes qui partaient avec le livre soient heureuses de le lire, ce n’était pas juste vendre pour vendre. C’était trouver la bonne personne pour le bon livre. Mais le constat principal à l'époque est celui-ci : un lectorat ça s'accompagne, un livre ça se défend. Activement.

Après Bruxelles, retour en France…

Je suis revenu, à Angers, pour rejoindre ma compagne. Et j’ai constaté que je n'y  trouvais pas les livres que je cherchais, pour moi, en tant que lecteur. Que ce soit en textes ou en images. Je suis avant tout lecteur de littérature, pas que de BD. Je suis un éternel curieux et j’ai besoin de creuser et d’aller chercher l’espèce de joie de la découverte.

Et sur un plan professionnel, quelles étaient tes perspectives ?

Je n’avais justement pas de boulot, j’ai fait de l’intérim, bossé dans des cantines, et ça ne me stimulait pas tellement, c'est peu de le dire. Et puis les histoires de la vie m’ont amené à finalement travailler sur le projet Myriagone.

Cette envie de creuser que tu évoques semble aussi déboucher sur une envie de partager et de transmettre. C’est aussi ce qui a contribué à te donner l’envie d’ouvrir Myriagone ?

C’est vrai qu’on peut être curieux, mais aussi garder pour soi. Mais que ce soit pour la musique ou le livre, quand on adore, il y a quand même aussi cette envie de partager, de rentrer dans des discussions, d’approfondir.

Ce que tu viens de rencontrer, qui t’a bousculé, t’a ému, t’a travaillé au corps, quand une altérité vient te toucher, et bien elle s’incorpore en toi, et tu as presque envie de "contaminer" quelqu’un d’autre.

Il y a une espèce de truc comme ça, que je trouve très beau. Tu sens que tu ne seras plus totalement pareil et tu as besoin de le dire, de partager ce truc-là.

Mais c’est d’ailleurs ce qu’on fait sur les réseaux sociaux, en partageant des liens, des posts.

Mon lieu, c’est ça, c’est ce que je voulais : Myriagone, c’est un endroit que je voulais curieux, avec des notions qui me sont très chères : transdisciplinarité, transversalité, capillarité entre les genres et les modes d’écriture ; désegmenter au maximum, faire en sorte de réouvrir des chemins de déambulation intellectuelle. Il y a vraiment cette image du rhizome, de la racine qui part dans tous les sens et qui vient se connecter à d’autres choses. Que mon lieu réponde, avant de le penser dans une idée commerciale, à la nécessité de me nourrir moi en premier. D'où l'intégration d'une activité de galerie et de café.

Ce genre de lieux mixtes semblent se développer en France, mais ce n’est pas tellement dans la culture française. Alors que ce sont des lieux de passage, qui invitent à revenir. Et en venant prendre un café ou voir une photo, c’est aussi l’occasion de repartir avec trois bouquins…

C’est vrai que c’est quelque chose qu’on trouve plus dans les pays anglo-saxons, par exemple. Du fait de la globalisation, on a aussi nos images franco-françaises qui se défont. Que ce soit par les films, les voyages, on découvre qu’il y a plein d’autres manières de faire. Mais les Français sont assez rigides dans leur rapport à la culture, dans la manière de tout vouloir classer dans une case. Alors que ça tombe sous le sens : un lieu un peu hybride, où les activités s'entremêlent, ce n'est rien de moins que le reflet de la vie. Parfois, on est tellement content d’avoir acheté un nouveau livre, qu’on aimerait peut-être même pouvoir le commencer directement sur place. Et puis on n’a pas d’argent pour acheter un livre tous les jours, mais on peut peut-être se payer régulièrement un café et prendre le temps de déambuler dans la librairie rapidement. Alors que tu ne viendras pas déambuler tous les jours dans une librairie ne proposant pas ce genre de service.

Dans ce sens on a essayé de penser le mobilier autrement, et pour ça j'ai eu la chance d'être accompagné par mon frère aîné qui est architecte et qui a conçu avec son talent habituel l'intégralité de l'aménagement intérieur. Lequel casse pas mal de pré-requis de la librairie conventionnelle.

J’ai fait de ma petite librairie un lieu d’expérimentation : réfléchir à un lieu qui fonctionne sur un plan commercial, qui accueille les gens, qui soit très ouvert, et qu’en même temps ma pratique de libraire, y soit interrogée.

Combien de titres as-tu en stock ?

J’ai environ 3.000 titres. C’est assez difficile de trouver le point d’équilibre entre le nombre de références et avoir le chiffre minimum pour faire un salaire. Si tu n’as que 1.000 titres, tu n’as pas une assez ample proposition pour que ça aspire assez de monde. Mais il faut aussi se méfier du mythe qu’il faudrait avoir un très large nombre de références. Si tu en as 50.000, il faut avoir beaucoup de gens à travailler avec toi. À 3.000, tu peux le faire seul.

Et je me suis demandé ce qu’il se passait si je trouvais un lieu volontairement petit et que j’essayais de trouver un seuil assez bas de références, que je puisse maîtriser à moi tout seul. Est-ce qu’il n’y aurait pas assez ? Ou est-ce qu’il y aurait une manière de le mener ensuite qui ferait que ce serait possible ? Le constat est simple : aucun lieu n’est exhaustif, même Amazon ! Ce mythe de l’exhaustivité auquel devrait répondre tout bon lieu commercial, toute bonne librairie digne d’être une librairie - image qu’ont encore les librairies de nos jours -, je me disais qu’il fallait le défaire parce qu’il est faux et construit par la société de la grande distribution, par les espaces commerciaux qui eux ont été créés par l’industrie.

Donc dans mon petit lieu, j’ai d’abord commencé avec 2.000 références, en sachant que j’allais forcément en avoir plus au fil du temps. Souvent les gens qui montent un projet de librairie à deux sont entre 6 à 8.000 titres pour commencer.

Il y avait donc le parti d’avoir moins mais mieux ?

Pas mieux par jugement de ce que mes confrères et consœurs ont, mais mieux par rapport à ce que l’industrie produit. À partir du moment où je n’ai pas la place d’avoir tout ce que j’aimerais avoir, il y a forcément de la frustration. Donc toute place prise dans la librairie devient un espace extrêmement important. Je ne vais pas remplacer un livre que je trouve important par quelque chose que je trouve moisi sous prétexte que tout le monde le vend et que l’industrie me dit de le vendre. Je ne peux pas, parce que je vais me séparer d’un truc auquel je tiens.

Et que tu arriveras à mieux vendre puisque tu le défendras plus aisément…

Quand tu aimes ce que tu as, tu le vends en effet mieux, car tu es plus efficace. Avec ce pari de dire je pense qu’on n’a pas besoin d’avoir les grosses têtes de gondole, tous les grands prix, dont tout le monde parle pour faire fonctionner une librairie. Je me suis dit que si j’offrais ce genre de livres au début, je ne parviendrais pas à m’en désolidariser par la suite, parce que les gens reviendraient pour retrouver ce même genre de bouquins. Et puis c’est très difficile de défaire des habitudes.

J’ai préféré complètement miser sur mon dynamisme. Je n’aurai pas tous ces titres que les gens demandent le plus, mais j’aurai l’énergie et l’attention suffisantes pour rebondir. Les gens ont le droit d’aimer et désirer ce qu’ils veulent, évidemment, ceci dit sans jugement. Mais mon rôle de professionnel, c’est à partir d’une demande typique, être capable d'élargir le champ des possibles, tout en prenant bien soin des goûts et niveaux de lecture. Créer l'accident. C'est ça la prescription.

Et puis les gens sont quand même curieux. Donc voilà, j’ai fait un choix hyper drastique, tout en restant très ouvert. L’exigence que j’ai mise dans le choix des textes ne veut pas dire que le lecteur doit être exigeant. Ce sont des choses différentes : j’en ai pour tous les niveaux de lecture. Mais ce n’est pas parce qu’un livre est simple à lire qu’il est bête ou mal écrit. Il y a différentes modalités d’écritures et un texte d’écriture simple peut être très élaboré par exemple sur la construction.

Je revendique la lacune ; on ne peut pas mettre la main sur tout, puisque de toute manière on ne lira pas tout.

Comment s’est passée la réception par le lectorat angevin ?

Bien, en fait ! Les premières années, le temps de se faire connaître, ce n’est pas simple. Mais le travail de médiation et d’accueil est primordial, donc il ne faut pas compter l’énergie qu’on y met. Tu te concentres vraiment avec chaque personne avec qui tu es, car chaque personne a son humeur, sa façon d’être et il faut essayer de capter ça pour l’amener au livre qui le ou la portera.

Alors toute proportion gardée… parce que l’attention a été croissante, jusqu’au Covid. J’étais à un point où je pouvais commencer à me payer un Smic. Mais je bossais comme un fou furieux et à partir d’un moment, je ne m’en sortais plus. Donc j’ai embauché au moment du deuxième confinement. L’année 2020 a été exceptionnelle avec un retour vers les librairies indépendantes. Mais dès 2021, j’ai constaté un gros stop, voire une régression du chiffre à certains moments. Donc depuis 2021, c’était très dur et j’ai dû licencier ma collègue il y a quelques mois, pour raison économique.

Les gens pourraient être tentés de me dire que mon idée ne marche pas, parce que je ne me paye pas tant que ça. Mais je reste sur l’idée que ça marche quand même, parce qu’il y a un écho, des gens qui viennent me voir de loin. Et je pense que ça marcherait encore mieux si on était plus nombreux à le faire. Parce que tu te retrouves quand même aussi à devoir faire une médiation sur pourquoi tu fais les choses comme ça. Avant de vendre un livre à une personne qui rentre pour la première fois, tu es déjà obligé d’expliquer le pourquoi du comment.

Faire toute une démarche pédagogique d’explication…

C’est très intéressant et je suis très content de le faire. Mais tu as inévitablement un temps de rencontre avec la personne qui est plus long. Et donc tu peux toucher des personnes qui, tout de suite, ont un élan de curiosité, l’argent aussi permettant de se dire qu’ils peuvent tester, dépenser 20 euros avec le risque d'être déçu. Et puis pour d’autres, c’est du temps de confiance, de digestion de ce que je leur ai raconté, puis laisser le bouche à oreille se faire aussi. Donc c’est beaucoup plus long à mettre en place. Mais en tout cas, je trouve que ça compose quelque chose qui me semble important. La librairie est aussi reconnue par les professionnels et je pense que rien que pour ça ce sont des espaces qui sont intéressants.

Je ne dis pas que toutes les librairies devraient ressembler à Myriagone, mais elle a le mérite de proposer un autre modèle.

Et ça permet peut-être aussi à certaines maisons d’édition qui peinent à trouver leur place sur les tables et étagères de librairies généralistes, - je pense notamment aux petites maisons indépendantes - de trouver chez toi un bel espace de visibilité ?

Tout ça, c’est un vaste problème ce qui se passe dans le monde du livre actuellement. Lié à la surproduction, à l’occupation de l’espace par les grands groupes éditoriaux. Ils produisent à fond, ils sont placés partout et donc que deviennent les indépendants là-dedans ?

Alors attention, je ne défends pas les indé pour les indé. Il y a des petites maisons d’édition qui font un boulot exceptionnel, que je défends. Il y a des petites maisons d’édition qui font un travail qui ne m’intéresse pas personnellement, que je ne défends pas. Et puis il faut le dire aussi, il y a des petites maisons d’édition qui font un boulot merdique, et il faut le dire de la même manière que pour les grands groupes.

Il serait aussi important que tout le monde se restreigne à un moment, réfléchisse au sens de publier pour publier.

Et puis il y a des maisons d’édition qui font un boulot exceptionnel, mais que je n’ai pas encore le temps de travailler. Je préfère d’abord approfondir les catalogues de maisons d’édition avec qui je bosse, avant de me lancer dans autre chose, plutôt que d’être partout et céder aux sirènes de "j’ai tout".

D’un côté la librairie indépendante serait le lieu où on a toute l’édition indépendante, et la librairie un peu plus mainstream serait le lieu où on aurait tout de la grande industrie ? Donc non, ce n’est pas ça non plus.

On peut parler d’une sorte de compagnonnage que tu établis avec certaines maisons d’édition ?

C’est en effet ce que j’essaie de mettre en avant. Il y a une vraie relation qui s'installe avec les éditeurs et éditrices. On échange à propos de leurs textes, mais aussi du monde du livre en général, de nos dernières lectures importantes. C’est plus épanouissant, plus stimulant. Et cette émulation débouche in fine sur un accompagnement accru du catalogue. Une maison d’édition comme do fait un excellent travail, mais ce n’est pas facile pour eux de trouver de la place en librairie. Et une maison que je regrette de ne pas voir plus présente aussi ce sont les éditions de La dernière goutte. Alors on crée cette place. Idem pour L'Ogre, Tusitala, L’Extrême Contemporain, La Baconnière, La Barque et tant d'autres. Et encore je ne parle ici que de texte, on pourrait faire la même chose avec les essais, la bande dessinée, la jeunesse. Tout ce petit monde pense activement, et ces pensées entrent en relation, se soutiennent, parfois montent des projets ensemble. Le compagnonnage tient là-dedans, dans la tension que l'on entretient entre l'amitié, la proximité intellectuelle et la défense renouvelée d'un catalogue.

Sur le compte Instagram de la librairie, mais aussi sur le site, tu proposes de vraies analyses de livres…

Les réseaux sociaux peuvent être un bon outil. Avec ses limitations : une image d’un livre, c’est une belle vitrine. Mais hors de question pour moi que cette image ne soit pas accompagnée de mots de ma part, quelque chose qui déploie de la pensée. Malgré les limitations du format écrit. Ces publications sont pour moi une manière d’interroger les choses !

Prendre le temps d’écrire sur un livre plutôt qu’un autre, c’est prendre le temps d’essayer de comprendre, d’aller en profondeur, de comprendre pourquoi ce livre m’a plu.

Durant mes études d’histoire de l’art, j’ai passé mon temps à analyser des œuvres, essayer de comprendre ce qui s’y passe, ce qui s’y joue, en dépassant la limite du "c’est bien/c’est pas bien", et essayer d’écrire dessus. Ça permet de s’arrêter sur une œuvre et de voir qu’on peut aller au-delà, qu’il y a de la matière dedans.

Ces chroniques prennent du temps : c’est entre 30 minutes et une heure d’écriture, quand bien même elles sont courtes. Mais je ne veux pas raconter n’importe quoi, donc il y a du travail derrière. Et cette médiation, encore une fois, me semble indispensable. Parce que si on se contente de dire : "C’est trop bien, venez l’acheter", on se transforme en commerçant pur jus. Et moi, je ne suis pas un "vendeur", je reste un médiateur. Et ça me semble possible de faire se rencontrer ces deux approches, ces deux métiers. Quand on sait parler à peu près des livres et qu’on prend le temps, on ne les vend pas si mal.

Les livres que tu chroniques sont souvent des textes qui se font par ailleurs discrets sur Instagram. Bien loin des phénomènes d’emballement que l’on peut observer pour un titre ou une maison d’édition. Que penses-tu de ces modes et autres engouements ?

Il faut s’en méfier. Il y a des livres que tu retrouves partout pendant quelques temps. Et il se passe la même chose, à moindre échelle pour l’édition indépendante. Donc c’est chouette quand il y a un emballement pour un titre de la Peuplade, des Monts Métallifères ou Héros-Limite. Mais on se rend vite compte que parfois cet emballement, malgré nos impressions, peut être surévalué et ne toucher que notre sphère de contacts. Ou alors, et c'est un vrai sujet, quelque chose s'enclenche véritablement passé quelques dizaines de posts, car d'un coup une forme d'hégémonie éphémère intervient à la faveur des algorithmes. Un titre émerge et se répand. Sans pour autant attester de sa qualité littéraire. Et pourtant après tu le vois partout.

Et ça m’interroge : c’est quoi notre posture de libraire ? Est-ce qu’on reste des lecteurs ou des lectrices averties ou est-ce qu’on devient aussi des consommateurs et des consommatrices ? J’ai l’impression qu’on se fait avoir par les mêmes leviers d’action de l’industrie, qui a bien compris comment maîtriser le marketing, les réseaux sociaux, l’influence pour qu’inconsciemment tu te dises "attends : untel, untel et untel l’ont lu, je ne peux pas ne pas l’avoir, parce que si je ne l’ai pas lu, j’aurai l’air d’un con en tant que libraire."

Mais en fait, il faut avoir du caractère, il faut avoir une identité.

C’est assez insidieux comme mode de fonctionnement, de donner l’impression qu’on va passer à côté de sa vie parce qu’on n’a pas lu tel ou tel dernier roman sorti…

Terriblement. Je lutte dans mon lieu contre ça et j’analyse mes propres élans, mes propres craintes. J’ai ces moments de tentation et puis il y a un moment où je me dis non : je lis beaucoup, je suis très curieux, donc ce n’est pas grave si je laisse tel ou tel titre. Pendant ce temps-là, je vais m’occuper d’autre chose, qui va finalement pouvoir donner une vraie identité à mon lieu, en allant au-dehors des questions marketing et de la mode du moment. Parce que parfois, dans l’édition, une mode va durer juste deux semaines ! Et donc ça me permet de continuer à prendre plaisir dans mon métier, parce que je me sens pas toujours poussé à lire des trucs que je n’ai pas envie de lire. Ça offre aussi la possibilité au fonds de continuer à exister, de ne pas être juste dans le traitement de la nouveauté. Et puis ça permet de diversifier les lieux, à terme. Si on faisait tous et toutes ça, nos lieux seraient peut-être plus petits, mais ils seraient plus complémentaires. Il y aurait une vraie identité partout. Un de mes représentants me disait il y a quelques temps que 95% des tables des librairies sont les mêmes.

Quand j’ouvre les cartons, je ressens une vraie joie. Parce qu’il n’y a que des choses que je kiffe qui arrivent ! Et la joie, c’est contagieux. Tu prends plus de plaisir à aller où tu veux qu’à rebattre les chemins parcourus par tout le monde. C’est comme en vacances ! Je sais que j’aime partir là où je ne vais croiser personne.

Concernant ta situation actuelle, quelles sont tes perspectives ?

Sur un plan économique, c’est difficile. Même si je suis peut-être en train de sortir de trois années très dures… Mais tout est fragile, donc je ne sais pas. Mais mon modèle économique marche parce que j’ai un petit lieu qui ne me coûte pas cher en charges, je suis seul, j’ai un petit loyer, je n’ai pas un gros stock, donc ça ne pèse pas énormément non plus, j’ai un flux de marchandises qui est bien géré parce que je fais très peu de retour. Je suis entre 2 et 4% de taux de retours. Ce qui permet de faire des économies, de travailler avec des diffuseurs-distributeurs qui reconnaissent mon travail et qui donc m’aident, accompagnent avec des remises qui peuvent vraiment être conséquentes. Les Belles Lettres et Harmonia Mundi, depuis le départ, sont deux réseaux de distribution-diffusion très aidants. Mais parce qu’ils ont compris que quand je m’engageais sur un texte, je m’engageais vraiment.

Je travaille avec peu de collectivités, juste celles qui viennent me voir pour mon travail, acceptent que je ne fasse pas la sur-remise de 9%.

Donc le modèle est viable, mais j’ai un défaut de passage clientèle en ce moment. Mais il ne me manque pas tant que ça au final.

Mon lieu, je l’ai observé dans tous les sens. Il y a toujours des petites choses à améliorer. Par exemple, j’ai mis une table plus adaptée pour les nouveautés, les revues, dans la pièce de devant. Il y a toujours des ajustements possibles, car on ne cesse jamais de progresser. Mais mon approche je la défendrai jusqu’au bout.

Je défends ce rapport à la curiosité, cette manière d’aller toujours dans les creux, de ne pas suivre l’industrie ni les mouvements de masse, de penser de manière libre.

Il y a donc un véritable engagement dans cette démarche…

La construction de mon engagement politique vient d’un engagement intellectuel. Tu éprouves les choses, tu te regardes dans un miroir le matin. Et tu te dis que ton éthique, toutes les choses auxquelles tu tiens, tu ne les lâcheras pas.

Et puis cela sonne également comme une revendication de liberté ?

Tu te libères, mais en t’enchaînant paradoxalement aux choses auxquelles tu tiens. Impossible d’en déroger, mais c’est dur parce que tu interroges toujours tout, tout le temps : là c’est trop facile, là, non, je ne cède pas à cette sirène-là… Mais ensuite dans tout ça, tu es très libre en effet : tu vas où tu veux. Et potentiellement, tu trouves une clientèle qui aime ça.

Tu parlais de défaut de passage de la clientèle. Dans ton cas s’agit-il aussi d’un problème de pouvoir d’achat, selon toi, comme l’évoquait Bérengère Orieux, des éditions Ici même ?

Pour les étudiants, c’est en effet plus compliqué. Ils préfèrent évidemment garder leur argent pour manger plutôt que pour acheter un livre, ce qui est bien normal. Et c’est évident que l’augmentation des prix touche les librairies, au même titre que les éditeurs indépendants. Ce que je trouve très bien, c’est que l’édition indépendante est justement attentive à ça et développe pas mal ses collections de poches. Ce qui est une sacrée aide. Alors que dans l’absolu, sur le plan des prix, ce ne sont pas forcément les indé qui poussent le plus ! Parce qu’ils ont beaucoup rogné sur leurs marges, pour garder des prix acceptables. Les grands groupes éditoriaux, eux,  n’ont pas hésité à augmenter les tarifs.

Tout ça, c’est un éco-système. Et c’est pour ça que j’essaye de travailler en tentant de tout déconstruire, parce qu’à chaque fois, je me dis que toute action provoque une réaction. Si je commande toujours plein de choses et les retourne massivement, ça a un impact sur l'équilibre économique de la maison d'édition concernée, sur l’environnement et aussi sur ce que deviennent les livres, qui vont être détruits. Et si je m’appuie sur le retour, d’une certaine manière je participe au leurre de la grande distribution : je fais dégueuler mes tables de plein de nouveautés, mais si je ne vends pas, ce n’est pas grave, je mettrai à la poubelle.

On est vraiment à un moment clé des choses dans le monde de l’édition ; on ne fera pas tout basculer, mais on peut quand même sensibiliser. Et pour ça, il faut remonter ses manches.

Un certain nombre de gens du milieu du livre, mais aussi des lecteurs semblent être en pleine remise en question, se sentant entraînés dans quelque chose qui ne leur convient pas, ne fait pas sens. La prise de conscience te semble-t-elle encore trop mineure ?

Tout est trop lent et mineur concernant tous les sujets.

À l'heure où le monde brûle, on ne peut pas se contenter de petits efforts, d'une simple prise de conscience si celle-ci n'est pas suivie d'effets.

On ne peut pas non plus se contenter de rejeter la faute sur les autres.
C'est pour cela que j'insiste autant sur l'importance de la médiation, du dialogue. Il nous faut échanger à propos de nos métiers, tenter de rendre visibles les problématiques, expliquer pourquoi nous travaillons d'une certaine manière, mais ensuite se tenir à ces manières. Donner au public la possibilité de nous suivre consciemment tout en imposant nos règles. Car les pièges sont partout, et le rouleau-compresseur capitalo-productiviste particulièrement inventif, immoral et pernicieux.

C’est aller dans ce sens que de privilégier une démarche visant à faire du sens plutôt qu’à séduire les masses.

Tout est là ! Et j’ai même mis le doigt sur une chose essentielle, sur pourquoi je suis libraire et comment je me suis retrouvé à ouvrir cette librairie : je veux faire honneur à ce qui m’a permis d’être là où j’en suis aujourd’hui. En fait, je veux juste rendre hommage à ces rencontres avec des livres qui m’ont permis de m’émanciper, d’avoir une pensée politique, de m’étoffer. Rencontres que je dois à des personnes qui me les ont recommandés, à mes parents qui m’ont permis cette curiosité, qui m’ont toujours permis d’avoir des livres quand j’en demandais. Et puis il y a eu des espaces : il y a eu un libraire à Nantes, il y a eu une librairie exceptionnelle à Bruxelles qui n’existe plus, qui s’appelait Ptyx et qui a m'a permis d'ouvrir mon horizon intellectuel à un point incroyable.

Si ces lieux n’avaient pas existé, je ne me serais peut-être pas du tout construit de la même manière. Mon projet repose sur d’autres projets exigeants. Et en fait, je ne fais que prolonger une lignée de gens qui disent que ce qu’on manipule, c’est trop important. Il faut le prendre au sérieux et donc s’y engager. C’est bien beau de mettre librairie indépendante en gros sur sa vitrine et de parler d’engagement. Mais s’engager, ça veut dire à un moment prendre le risque, c’est se mettre en mouvement. Ça engage tout : le corps et l’esprit. Ce n’est pas être élitiste. C’est lutter pour qu’il y ait une diversité, qui est particulièrement fragilisée actuellement par les regroupements éditoriaux.

Qu’attends-tu d’un texte littéraire ?

Je n’attends pas de me trouver dans un livre, j’attends d’être touché, télescopé par autre chose, une forme d’altérité. Ce télescopage doit répondre à quelque chose de cohérent ; il faut que fond et forme se répondent. Je ne lis pas une histoire juste pour une histoire.

Le geste d’écriture doit répondre au fond.

Il y a des choses, en quelques phrases, c’est évident : tu te dis que tout est là. Et puis, parfois c’est juste du style pour le style. Et ça je m’en fous. Parfois, il y a du fond pour du fond, mais l’écriture n’a pas été interrogée. Donc j’ai besoin de cette forme de cohérence, qui amène à une forme de puissance.

Parmi les derniers textes lus, lesquels t’ont le plus marqué ?

Un texte d’un auteur allemand qui est mort au tout début du XXIe siècle qui s’appelle Peter Kurzeck : En invité, publié aux éditions Extrême contemporain (EXC). Et c'est tout simplement un chef-d'œuvre absolu qui marquera son temps.

Mercè Rodoreda, La Mort et le printemps (publié dans la collection L’Imaginaire chez Gallimard, ndr). C’est un texte sublime et obscur, un brin hermétique, que j’avais découvert grâce à un projet musical, et dont le symbolisme me subjugue .

Le Ciel Tombe de Lorenza Mazzetti tout fraîchement édité à la Baconnière. Bouleversant et merveilleux, d'une intelligence et d'une finesse sans faille, ça tape avec ironie sur l'embrigadement et le dogmatisme, ça rappelle l'horreur du fascisme. C'est délicieusement parfait.

Est-ce qu’il y a des textes que tu aimes particulièrement offrir ?

Ceux que je voudrais faire lire à tout le monde ! Mascaró, le chasseur des Amériques d’Haroldo Conti (aux éditions de La dernière goutte, ndr). Immense auteur argentin, torturé et tué par la dictature en 1976. La liberté est dans ce livre !

Aussi Le Pays des sapins pointus, qui est un texte de la fin du XIXe, d’une autrice américaine : Sarah Orne Jewett. C’est aux éditions Rue d’Ulm. C’est une œuvre très douce, pleine de sororité et d’attention aux autres, d'une beauté phénoménale.
Enig Marcheur de Russel Hoban pour la transgression de la langue et la puissance de l'aventure de ce gamin dans des temps post-apocalyptiques, et la traduction absolument folle de Nicolas Richard. Ça c'est chez Monsieur Toussaint Louverture.

Frankie Addams de Carson McCullers. La perfection, tout simplement. Jamais on fera dialogues plus justes et spontanés, jamais on n'investira avec autant de grâce et de subtilité le regard d'une jeune fille perdue à mi-chemin entre l'enfance et l'âge adulte.

Contrenarrations de John Keene chez Cambourakis, parce qu'il représente toute la puissance dont la littérature peut se saisir pour ouvrir des brèches dans un réel que d'aucuns voudraient uniforme. Ici la question coloniale et esclavagiste, prise sur le continent américain du XVIè siècle à la période contemporaine, draine une certaine histoire de la barbarie et de l'idiotie occidentales, et surtout nous repousse, nous, blancs, en périphérie du récit ; pour laisser la place, en se glissant dans les anfractuosités de l'Histoire écrite par les bourreaux, au regard noir, aux existences meurtries mais non moins agissantes, rebelles, observantes, la mémoire bien chevillée au corps. C'est une application directe des mots du grand écrivain nigérian Chinua Achebe : "Tant que les lions n’auront pas leur propre histoire, l’histoire de la chasse glorifiera toujours le chasseur". Contrenarrations, c'est le marronnage fait littérature. Une référence dans le champ décolonial.