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Bérengère Orieux : “Je me suis dit que tant qu’à monter ma maison d’édition, j’allais publier les livres que j’aimerais mettre dans ma bibliothèque.”

Rencontre avec Bérengère Orieux, fondatrice de la maison d’édition Ici même, nom rendant hommage à la BD de Forest et Tardi. Bien que traversant une période difficile, l’éditrice garde l’envie de continuer à offrir des bandes dessinées, où textes et images se marient à la perfection. Notamment grâce à un élan donné par les libraires et les lecteurs

© Thomas Chéné

La maison existe depuis 11 ans… Vous travailliez déjà dans l’univers graphique auparavant. Qu’est-ce qui vous a décidée à lancer votre propre maison d’édition  ?

Les premiers albums sont en effet parus au printemps 2013. J’étais déjà éditrice, je n’ai jamais fait que ça à l’issue de mes études. Et puis j’ai passé 10 ans dans une maison qui faisait notamment du roman graphique, beaucoup tourné vers l’étranger. Ça a été 10 ans formidables où j’ai tout appris. Mais il se trouve que cette maison a mis la clé sous la porte de façon un peu brutale, que l’on n’avait pas vu venir, nous, en tant que salariés.

Je n’avais jamais été au chômage de ma vie, et puis comme beaucoup de gens, j’ai horreur du vide ! La maison d’édition était à Paris. Mais à l’époque, pour des raisons personnelles, je vivais à Nantes. Donc j’étais à cheval entre les deux villes. Et du jour au lendemain, se réinventer dans l’édition quand on est en province, c’était encore à l’époque un peu compliqué. Donc je n’ai rien trouvé de mieux à faire que de monter une maison d’édition. Surtout que dans l’entreprise où j’étais, je venais de signer deux contrats pour des albums que je trouvais formidables et je n’avais qu’une envie : me mettre à travailler dessus. Je n’arrivais pas à me résoudre à lâcher. Donc j’ai démarré la boîte en créant une SARL et en rachetant à la maison d’édition, qui était en train de déposer le bilan, les deux contrats que je venais de signer en tant qu’éditrice, avec deux auteurs américains. Ils m’ont fait l’amitié de me faire confiance et de rester avec moi en tant qu’éditrice, malgré le démarrage d’une nouvelle structure.

C’est finalement ce qui vous a mis le pied à l’étrier…

C’était surtout de leur faute (rires) si tout ça s’est passé ! Mais c’était un peu fou, parce que je démarrais avec deux bouquins sous le coude - avec tout de même deux autres idées en plus. Pas mal de contacts évidemment, puisque ça faisait 10 ans que j’étais de la partie, mais on ne sait jamais.

J’avais le sentiment d’avoir fait tabula rasa et que j’allais devoir tout reprendre à zéro.

La grande chance est que ces deux bouquins, bien que les journalistes, les libraires, les lecteurs ne sachent pas du tout que c’était moi derrière, puisque c’était un nouveau nom, un nouveau label, ont reçu un bel accueil. Que ce soit du côté de la presse, tout de suite, et puis un bel accueil libraires aussi.

Quels ont été les premiers titres publiés ?

Les quatre premiers livres, publiés en 2013 sont sortis très vite et sans même y réfléchir, presque. En arrivant dans un milieu où il y avait déjà beaucoup de choses intéressantes côté BD et romans graphiques, en essayant de montrer vers où j’avais envie d’aller de mon côté.

Le tout premier, c’était le premier volume Abaddon de Shadmi, qui est un auteur avec lequel par la suite on a fait six bouquins, donc c’est devenu un auteur maison. Et puis il y avait Capacity de Theo Ellsworth, qui est un Américain dont j’aime aussi énormément le boulot.

Cette belle réception presse a dû être une aide précieuse pour donner de la visibilité à votre lancement.

Oui, ça a aidé parce qu’on a tout de suite eu des passages radio, Télérama, etc. On a eu un bel engouement d’entrée de jeu, avec des gens qui étaient très curieux de savoir ce qu’était cette nouvelle maison, qui proposait des ovnis qu’ils trouvaient supers. Les libraires ont embrayé, le bouche-à-oreille a bien marché. Suffisamment en tout cas pour me permettre d’enclencher la suite, de signer les contrats d’après, de payer les traductions, l’imprimeur.

Vous semblez privilégier les BD étrangères, suivant un peu la lignée de ce que vous faisiez dans votre précédente maison d’édition ?

Mon réseau était en effet essentiellement tourné vers l’étranger. Donc au prorata, je recevais beaucoup plus de choses de l’étranger quand j’ai dit que je montais ma maison, que de France, même si j’en reçois beaucoup aussi. Mais c’était presque plus facile pour moi.

J’étais habituée à travailler avec des auteurs étrangers, des traducteurs, donc j’ai un peu suivi cet élan-là. En revanche, en faisant mes propres choix, notamment en publiant des choses qu’on ne m’aurait jamais laissé publier dans ma maison d’avant.

Avant je travaillais chez Vertige graphic, où il y avait un côté très militant dans les choix, très bandes dessinées du réel, qui vont aussi parler de choses historiques. Ce qui n’était pas une chose que j’avais envie de développer de manière aussi importante. En fait j’ai fait exactement ce qu’on m’a reproché pendant les 10 années d’avant, où on me disait : "Ton problème, c’est que tu voudrais faire les livres que tu voudrais mettre dans ta bibliothèque." Je me suis dit que tant qu’à monter ma maison d’édition, j’allais très exactement publier les livres que j’aimerais mettre dans ma bibliothèque (rires).

Autant avoir cette liberté-là !

Quitte à ce que ce soit dur, quitte à ce que je me rémunère plus mal que je ne l’avais jamais été de toute ma vie, il fallait au moins qu’il y ait ça (rires) !

Avez-vous eu l’impression que le fait d’être en province ait été une source de complication ?

Pas du tout ! Quand je bossais à Vertige, je vivais déjà en province, même si beaucoup de gens l’ignoraient, parce que j’étais toujours présente à tous les vernissages, toutes les dédicaces. Je suis à Nantes, donc à 2h de Paris. On peut tout à fait m’appeler le matin pour me fixer un rendez-vous à Paris l’après-midi. Et puis c’était l’époque où beaucoup d’éditeurs qui avaient pignon sur rue à Paris quittaient la ville pour des raisons personnelles ou financières et s’installaient à Nantes, Bordeaux ou Marseille. Et heureusement, ce parisianisme, je ne dis pas qu’il n’existe plus, mais il a vraiment perdu de son sens grâce aux transports, à internet. Donc je n’ai jamais eu le sentiment d’être empêchée par ça. Juste, si j’avais encore vécu à Paris à l’époque, sans doute que j’aurais tenté de me faire embaucher par une grosse maison, plutôt que de créer la mienne. Mais monter sa propre structure, c’est se laisser la liberté de se dire qu’on ne va pas pendant une semaine à Paris, parce qu’on n’en a pas spécialement besoin. Et c’est une liberté énorme.

Localement, bénéficiez-vous d’aides financières ?

J’ai mis longtemps à y venir. Ça prend un peu de temps, il faut connaître les arcanes.

Et puis une maison d’édition, même si c’est une entreprise culturelle, c’est aussi une entreprise commerciale et ça je ne me le suis jamais caché.

Mais je voulais me prouver que ça pouvait tenir en soi, sur la vente des bouquins. Et puis finalement ce sont la région et la DRAC (Direction régionale des affaires culturelles, ndr) des Pays de la Loire qui m’ont contactée, s’étonnant que je sois la seule éditrice du cru à ne jamais les solliciter ! Et quand je suis allée dans leurs locaux, j’avais dans l’idée de leur présenter ce que je faisais. Mais en fait, ils avaient déjà un gros fichier avec toute ma revue de presse. Et c’était assez chouette parce qu’ils m’ont dit qu’ils n’avaient pas vocation à défendre que des choses régionalistes, qu’ils étaient fiers de ce que je faisais, que je rayonnais au niveau international, qu’il y avait des sélections à Angoulême, de la presse et qu’ils étaient là. J’ai sollicité la DRAC une seule fois, pour une création de collection. Dans les Pays de la Loire, on n’est pas aidé à l’ouvrage, mais sur des créations de collections. Donc je n’ai pas été amenée à les solliciter plusieurs fois, puisqu’on n’a pas vocation à avoir une multitude de collections.

Et puis, ils aident aussi avec une prime à la mobilité, qui permet de participer à un événement important dans l’année. Donc ça fait quelques années qu’ils me soutiennent pour être à Angoulême tous les ans, ce qui est très précieux. Je suis régulièrement soutenue par le CNL aussi, qui m’a accompagnée sur quasiment tous les bouquins pour lesquels j’en ai fait la demande.

En dehors des deux premiers auteurs que vous ayez signés, avec qui vous aviez été en contact par le biais de votre ancienne maison d’édition, il vous a fallu trouver d’autres talents. Comment cela s’est-il fait ?

C’est beaucoup le réseau. Je suis en contact régulier avec beaucoup d’éditeurs étrangers, qui m’informent des nouveautés qui pourraient m’intéresser.

Un peu de veille sur internet quand je croise des choses, notamment par exemple Josh Pettinger qui est le dernier auteur qu’on ait découvert. Il a eu son petit succès sur fin 2023-début 2024, puisqu’on était quand même en sélection à Angoulême avec un auteur dont c’était le premier bouquin. Lui, c’est un de mes traducteurs qui avait repéré ses fanzines en auto-édition aux États-Unis, donc on lui a proposé d’en faire un livre.

Et puis il y a beaucoup de choses spontanées. Je reçois notamment beaucoup de choses de l’Italie, parce que j’ai un gros catalogue italien, donc le bouche-à-oreille entre les auteurs se fait aussi.

On va dire que je ne manque pas de projets ! J’en reçois et en découvre beaucoup au hasard de mes recherches, de mes déplacements aussi. Je ne me suis encore jamais dit "aïe aïe aïe, je ne sais plus quoi publier !".

Et quelles sont donc ces fameuses choses que vous aimeriez mettre dans votre bibliothèque et que vous publiez ?

Et bien c’est quand je croise un univers que j’ai l’impression de ne pas avoir déjà vu 20 fois en librairie. Quelque chose qui m’attire parce que je me dis qu’il y a une patte différente. Et presque tous mes auteurs sont ce qu’on appelle des auteurs complets, à savoir qu’ils écrivent et qu’ils dessinent.

Et puis ce sont aussi des gens qui réussissent à proposer ce pourquoi la bande dessinée existe, à savoir l’alchimie parfaite entre une histoire à raconter et la manière graphique de le faire.

Et moi c’est ce qui me séduit, quand on arrive à vraiment utiliser ce médium. C’est pour ça que je travaille dans ce domaine. À la base, je suis plutôt une lectrice de romans. Mais je suis tombée dans la bande dessinée justement pour toutes les possibilités que le médium peut ouvrir. Et à chaque fois, c’est ce qui me plaît : l’adéquation entre un récit qui aurait juste pu être écrit et où le dessin trouve parfaitement sa place.

Qu’est-ce qui vous a menée du roman à la bande dessinée ?

Des rencontres. Quand j’ai arrêté mes études pour me lancer dans l’édition, j’ai travaillé d’abord pour des petites structures qui faisaient plutôt des livres, des textes. Et puis j’ai été amenée à y rencontrer des auteurs de BD, un univers que je connaissais très peu et très mal, autour de 20-25 ans. Et je suis complètement tombée dans cet univers ! C’est-à-dire qu’en un an, un an et demi, j’ai lu tout ce que je n’avais pas lu les 10 années qui avaient précédé (rires). J’ai dévoré, je me suis vraiment fait ma culture BD avec une espèce de boulimie. Et puis c’est là que je me suis dit que j’avais envie de travailler tant le texte que l’image. Je suis allée toquer à la porte de Vertige graphic, me disant que j’avais beaucoup de bouquins de chez eux dans ma bibliothèque, que leur démarche me parlait. Et il se trouve que le boss de Vertige graphic était aussi un gros lecteur de romans. Donc il y a eu très vite entre nous cette appétence tant pour le texte que pour le dessin. Il m’a ouvert la porte en grand, ce qui était génial, et m’a donné l’opportunité de faire mes armes en tant qu’éditrice auprès de lui.

Que pensez-vous du paysage éditorial français dans l’univers graphique ?

Je le trouve extrêmement foisonnant. Presque trop ! Parce qu’on est presque trop nombreux par rapport à la place qui peut nous être dévolue en librairie. Surtout actuellement par rapport au pouvoir d’achat des gens qui est un peu en berne.

Mais il n’y a jamais eu autant de belles choses qu’actuellement. Le seul petit bémol étant que c’est encore difficile de proposer de l’illustration pour adultes.

J’ai toute une collection qui ne se veut plus vraiment de la BD, mais vraiment de l’illustration pour adultes, où j’ai mis notamment des monographies avec des auteurs très talentueux. Mais il n’y a pas de vrai rayon d’illustration pour adultes ; je trouve que c’est un peu plus cloisonné que dans les pays anglo-saxons. En France, soit on fait du livre jeunesse, soit on fait de la BD. L’entre-deux reste un peu compliqué. Mais sinon, il y a une multitude de choses passionnantes qui sortent tout le temps. Et encore une fois, trop : je n’arrive pas à tout lire ! Certainement moins à tout acheter.

Quels sont les facteurs ayant contribué à mener à la période un peu compliquée par laquelle vous passez actuellement ?

Les difficultés ont commencé à se profiler de manière assez sérieuse post-covid, comme pour beaucoup de gens. L’essentiel de mon chiffre d’affaires se fait en librairie, complété par quelques salons sur l’année. Mais l’ADN de la maison c’est quand même pour moi la vente en librairie. Leur fermeture pendant le confinement a quand même été un coup d’arrêt.

Je me suis aperçue que du jour au lendemain, il pouvait ne plus y avoir aucune rentrée financière.

Après, la réouverture des librairies avec le click and collect a bénéficié à certains, mais pas à tous. J’avoue que je ne me suis pas du tout constitué de trésor de guerre à cette époque-là ! Et j’étais arrivée à un moment qui est un peu crucial et charnière pour un éditeur, à savoir celui où même les mois où je ne sortais pas de bouquin, j’étais en positif. Ce qui voulait dire que le fonds de la maison tournait, qu’il y avait suffisamment de réassort pour supporter des mois sans parution nouvelle. Et là j’ai fait un peu du rétropédalage en post-covid. C’est-à-dire qu’un mois où il n’y avait pas de nouveauté, j’étais en négatif.

Il y avait un élastique psychologique difficile à retendre, un coup d’arrêt un peu difficile à vivre humainement. Et je n’ai pas réussi à renverser la vapeur. D’autant plus qu’à ce moment-là, le mot d’ordre c’était quand même beaucoup : "Sortez moins de titres, parce que ceux qui se sont accumulés pendant la période covid vont tous sortir en même temps. Vous allez noyer vos titres". Donc je suis passée d’une petite dizaine de titres à six, puis cinq, puis quatre publiés par an… Je n’ai pas su enrayer ce recul, tout en ayant toujours sous le coude des projets formidables. Mais quand il n’y a pas la trésorerie et le roulement minimum pour relancer la machine, c’est compliqué.

Qu’avez-vous mis en place pour essayer d’enrayer cette situation ?

C’est vrai que je me suis recentrée : faire moins de titres, ça veut dire aussi les accompagner encore plus. Alors que je m’étais toujours occupée de la presse, là j’ai travaillé avec des attachés de presse, essayé d’être au plus proche des libraires, pour que nos titres ne soient pas lâchés tout seuls une fois en librairie. Et puis, le problème, quand on est une petite maison d’édition, c’est que le livre, dès qu’il est prêt, il faut qu’il sorte parce qu’il faut tout de suite qu’il génère de la trésorerie pour se payer et payer le suivant. Là, ce que j’ai mis de plus en plus en place, c’est prendre plus de temps pour annoncer le titre en amont, pour avoir le temps de solliciter des aides auprès du CNL, de la région, ce que je faisais trop peu avant. Et donc, à chaque fois, il fallait que les livres fassent de la marge financière car s’ils n’en faisaient pas, il n’y avait rien qui pouvait sauver la situation en termes de trésorerie.

Donc vraiment prendre le temps de mieux les accompagner que ce soit financièrement et pour la promotion.

Mais c’est un peu long à mettre en place et c’est pour ça que je me suis retrouvée début 2024 avec un besoin d’air assez évident pour sereinement relancer la machine. J’ai lancé un appel en disant aux gens que s’ils voulaient acheter les bouquins, c’était vraiment maintenant que j’en avais besoin. Mais je ne voulais pas non plus que ce soit négatif. Donc j’ai aussi expliqué que je voulais que l’aventure continue, que j’avais plein de belles choses prévues avec des auteurs qui croyaient en la maison. Et les gens y ont répondu.

Ce qui a rapidement eu des retombées positives…

Exactement. Évidemment, sur un plan financier, parce qu’en trois semaines, on a fait les 2/3 de l’objectif que nous avait fixé notre expert comptable. Donc ça rassure les banquiers, ça rassure l’expert comptable et ça me rassure moi. Et c’était vraiment nécessaire pour payer les traducteurs, les imprimeurs, les auteurs ; il fallait vraiment que ça arrive. Et c’est en train d’être le cas.

Et puis surtout - et ça ne je ne l’avais pas mesuré -, l’élan de soutien qui est venu de tas de gens et d’endroits auxquels je ne m’attendais pas, a été psychologiquement énorme.

L’enthousiasme avec lequel les gens ont relayé l’appel, m’ont fait des propositions, ont mis la main au portefeuille, les messages que j’ai reçus, ça a été une bouffée d’oxygène incroyable.

Et tous ces gens, que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam, qui m’ont écrit pour me dire : "On ne veut pas que ça s’arrête parce que vos bouquins, on y tient. On sera plus vigilants, on en achètera plus souvent parce qu’on n’a pas envie d’un paysage BD sans votre petite part à vous". C’était incroyable. Je n’avais pas mesuré à quel point ça me donnerait de l’énergie pour repartir de plus belle.

Et quand on est seul dans une maison d’édition, il n’y a personne pour remonter le moral durant les moments plus houleux…

Il y a des grands moments de solitude (rires) ! Ça fait partie des difficultés : quand on est en manque d’énergie et d’idées, qu’il y a trop de fatigue, quand on se décourage, il n’y a pas vraiment quelqu’un à qui on peut demander de reprendre la main parce qu’on a besoin de se ressourcer. C’est ça aussi qui m’a un petit peu fait paniquer : à un moment je me suis dit que j’étais toute seule, que je n’allais pas m’en sortir. Même si je suis tout de même entourée de collaborateurs bienveillants, mais qui ont aussi leurs contingences, leur boulot à côté. Et auxquels je n’ai pas forcément tendance à m’ouvrir de mes difficultés. Beaucoup de personnes que je connais ont été surprises et m’ont dit qu’elles n’avaient aucune notion des difficultés que je traversais. Et c’est vrai que ce n’est pas forcément dans mon tempérament de faire savoir que je suis en difficulté. Mais je me suis dit qu’il fallait que je sorte de ça, parce que j’ai des livres en stock qui existent, qui ont certainement un public qui les attend quelque part, et que ce serait trop dommage que ça s’arrête juste parce que je n’aurais pas su dire que là, en ce moment, j’avais besoin d’une rencontre entre ces bouquins et un public.

Votre chiffre d’affaires provenant principalement des ventes en librairie, une meilleure divulgation auprès de ceux-ci était aussi sans doute une démarche gagnante pour leur offrir une visibilité qui devient vitale pour votre entreprise.

J’ai d’ailleurs été assez bluffée par la réaction des libraires, que ce soit en France, en Suisse, en Belgique : ils ont dédié des tables, fait des corners, ressorti du fonds, recommandé du fonds. Il y avait des gens qui me disaient que c’était normal que je ne m’en sorte pas, parce que je ne faisais pas de crowdfunding. Je n’ai rien contre les gens qui en font, mais ce n’est pas ma culture à moi.

Ça fait trop longtemps que je travaille dans le livre, pour ne pas respecter suffisamment la chaîne du livre.

Le crowdfunding, je l’ai fait une seule fois, parce que ça s’y prêtait parfaitement : c’était avec un auteur français qui avait une grosse communauté, qui n’en avait jamais fait non plus. Et on l’avait plus pris comme un jeu, et ça avait été chouette de le faire. Mais je n’ai pas du tout vocation à le faire de manière régulière. Parce que pour moi, la chaîne du livre - un diffuseur, un distributeur, un libraire -, elle existe et je souhaite travailler avec elle, parce que j’y crois encore. J’ai reçu tellement de messages amicaux des libraires que ça me conforte dans cette idée, contrairement à ce qu’on me dit parfois, je ne suis pas totalement has been de croire encore en cette chaîne du livre.

Et puis pour nous, des libraires curieux, c’est indispensable ! Parce qu’ils vont avoir l’envie de fouiller dans les catalogues de petites maisons. Et puis eux et nous partageons aussi certains combats : celui de ne rien vouloir lâcher, de proposer des choses pas forcément faciles au premier regard, pas les choses dont tout le monde parle. Mais aussi dans cette idée de proposer des livres auxquels on croit et qu’on essaye de défendre.

Publiant peu, vous privilégiez aussi forcément la qualité !

Ça reste de la passion et nos maisons n’ont pas vocation à devenir de grosses maisons. L’idée c’est de pouvoir publier suffisamment pour pouvoir continuer à publier ce qui nous plaît. Je n’ai pas de contingence comptable qui m’impose de sortir trois livres sur un mois parce que mon bilan arrive derrière. Les livres sortent quand ils sont prêts, quand on est prêts à les mettre en librairie, à les défendre. Quand on en est contents et les auteurs aussi. Je ne fais pas des bouquins élitistes, loin de là, mais qui nécessitent la curiosité d’abord du libraire, et ensuite du lecteur.

Cette période de turbulence que vous traversez, vous n’êtes pas la seule à la connaître au sein du milieu de l’édition…

Je sais que ce que j’ai exprimé à travers Ici même et à travers les difficultés qu’on a traversées, qu’on est encore en train de traverser sans doute pour quelques temps, on n’est pas les seuls à les connaître. J’ai des confrères et des consœurs qui sont dans les mêmes affres, qui voient leurs placements en librairie se réduire, qui voient aussi leur nombre de titres se réduire parce qu’économiquement c’est plus compliqué.

Donc c’est aussi une démarche pour dire c’est très compliqué d’être un petit acteur culturel indépendant aujourd’hui.

On a parfaitement tous conscience que le pouvoir d’achat est en berne, déjà parce que le nôtre l’est aussi ! On a bien vu qu’à Angoulême, là où les gens habituellement se lâchent et achètent trois ou quatre livres, cette année ils ont fait particulièrement attention parce qu’ils n’ont pas le choix.

Lieu rassemblant les passionnés du genre, c’était en effet un bon indicateur…

On sait qu’en contexte de crainte économique et de crise, il faut rogner sur les dépenses. Et c’est souvent la culture, et notamment le livre, qui sont les premiers impactés. On ne peut pas leur en vouloir. Et j’exhorte toujours les gens à aller en bibliothèque. C’est aussi très bien. On touche des droits sur les livres que les gens vont y consulter. Les auteurs et les traducteurs aussi. Il faut que le livre ça circule. Il y a des gens qui me disent "ah je suis désolé, mais tes bouquins je les achète en seconde main." Mais très bien : ça circule. Si tu les achètes en seconde main, c’est que quelqu’un l’a acheté en premier lieu, donc tant mieux. Mais l’idée c’est aussi de dire aux gens qu’on sait bien que c’est difficile de leur demander de nous aider financièrement. C’est aussi pour cela que j’ai été étonnée par l’engouement des gens !

Nous, le crève-cœur c’est que comme on fait des petits tirages, on est obligés de vendre nos livres à un certain prix. Et ce n’est pas un prix facilement accessible. J’ai un prix de vente moyen de 25 euros, c’est cher pour une BD. Ce n’est pas qu’elles soient moins chères chez les gros… Mais nous on ne peut vraiment pas les vendre moins chères.

Ce n’est pas qu’on veuille faire de la marge, c’est que nos tirages s’étant réduits, on ne peut pas faire autrement.

Mes difficultés sont représentatives de celles de beaucoup. On a beaucoup parlé - et à raison - de la situation des auteurs, ça a été un peu polémique ces derniers temps, parce qu’il y a eu un parallèle fait avec la situation des éditeurs. Chez beaucoup d’éditeurs indépendants, il y a beaucoup de situations comparables à celles de nombre d’auteurs, avec un reste à vivre catastrophique tous les mois. Le petit coup de projecteur que j’arrive à mettre sur ma maison - qui a été salutaire - et bien j’espère qu’il pourra être partagé par l’ensemble de mes confrères et consœurs qui vivent des choses similaires.

Si vous aviez quelques titres de votre catalogue à particulièrement recommander ? Même si c’est une question délicate puisqu’au vu de ce que vous venez de raconter, je me doute que les livres, vous les aimez tous…

Alors oui, je les aime évidemment tous. Mais il y en a certains avec lesquels j’ai des histoires plus particulières.

Un pour lequel j’ai une affection toute particulière, c’est Crache trois fois de Davide Reviati, qu’on a sorti en 2016. C’est le tout premier livre avec lequel on a été en sélection à Angoulême. C’est un joli pavé de 600 pages tout en noir et blanc, sur une histoire de racisme ordinaire, mais qui nous raconte en filigranes le génocide des Roms pendant la 2nde Guerre mondiale. C’est un bouquin d’une sensibilité et d’une intelligence rares. C’est l’un des rares livres sur lesquels, après avoir travaillé dessus pendant six mois, j’ai eu un baby blues. Je ne voulais pas sortir de ce bouquin tellement je l’aime. C’est une réussite à tout point de vue : la narration, le dessin. Tout est somptueux et tout est beau. Pour moi, c’est un chef-d’œuvre.

La Fange de Pat Grant, un Australien. Quand j’ai signé avec lui, c’était sur projet et le livre aurait dû sortir l’année d’après. Et il est sorti sept ans plus tard ! Parce que Pat a pris son temps, ils ont fait les couleurs directement, il a eu des enfants… Bref, ce n’est pas grave : je l’ai attendu longtemps, mais ça valait le coup parce que le résultat est super. Il est sorti pendant la pandémie, donc il n’a pas rencontré le public qu’il aurait dû, parce que c’est vraiment un page turner assez génial, c’est un vrai régal.

Le dernier, qui est sorti début mai, Vénus privée, est un polar de Paolo Bacilieri, un auteur italien avec lequel j’ai déjà travaillé. Il a adapté un polar milanais des années 1960 de Scerbanenco, qui est un peu le Simenon italien, très célèbre en Italie, et bien connu en France aussi. Je suis toujours un peu dubitative sur les adaptations : c’est quelque chose qui mérite un gros boulot pour une valeur ajoutée qui n’est pas toujours évidente. Mais là, Paolo a fait un travail d’adaptation somptueux, le dessin est magnifique et je suis très contente de revenir avec cette publication.

Il y a le Goiter de Pettinger que je suis ravie d’avoir sorti l’année dernière, qui est intelligent, très drôle, sans concession. Et en plus, graphiquement, il est hyper intéressant. C’est selon moi un des jeunes auteurs les plus talentueux actuellement aux États-Unis. Tous ces auteurs, je les remercie tellement de me faire confiance en me confiant leurs bouquins.

Qu’est-ce que vous attendez d’un ouvrage, littéraire et/ou graphique ? Parce que peut-être que vous ne recherchez pas la même chose dans les deux catégories…

Je pense que je recherche absolument la même chose pour les deux, tout comme quand je regarde un film. À savoir le petit supplément d’âme. Le bouquin que je referme, le film qui se termine et où je me sens un peu meilleure à la fin.

Pas nécessairement parce que j’aurai appris des choses, mais parce que j’aurai partagé une vision des choses, une appréhension du monde qui une ou deux heures avant m’étaient étrangères.

Et encore une fois, je suis très cinéphile, donc j’ai besoin d’images. Et qu’on me raconte des choses avec un point de vue et un regard qui vont élargir le mien. Il n’y a rien de plus décevant que de refermer un livre, finir un film en se sentant absolument comme avant de l’avoir commencé. Ce sont toutes ces particules, qui parfois relèvent du bouleversement, qui me ravissent et qui font que je suis en totale admiration des créateurs, quel que soit leur domaine de compétence.

Dans les derniers textes que vous avez lus, lesquels avez-vous particulièrement aimés ?

En roman, sans doute parce que c’est un amour qui date, ce sont les derniers romans parus de Cormac McCarthy. Parce que je suis une fan de la première heure, j’ai tout lu de lui. Donc pouvoir lire ses derniers romans, ça a été un vrai plaisir. Même s’ils restent très différents, sur pleins d’aspects, du reste de son œuvre.

J’ai découvert récemment Camille de Toledo. Je ne lis pas beaucoup de français, mais on m’a amenée vers ça. Avec vraiment une belle écriture, très littéraire, très ciselée.

Côté graphique, les derniers bouquins de Baladi, qui est un auteur de bd que je trouve extrêmement talentueux. Le dernier est paru chez Atrabile. Et c’est toujours un régal parce que c’est intelligent et délicat.

Quels sont les ouvrages que vous aimez offrir ?

Il y a les ouvrages de Clémentine Mélois. Par exemple son bouquin de couvertures (Cent titres chez Grasset, ndr), je ne sais pas combien de fois je l’ai offert parce c’est drôle, graphique, culturellement très riche et il y a plein de niveaux de lecture. C’est le cadeau facile, parce qu’on y trouve forcément son bonheur.

Ici même de Forest et Tardi (publié chez Casterman, ndr), parce que je suis absolument fan de Forest, en tant qu’auteur et que scénariste. Ici même est un chef-d’œuvre absolument intemporel.

Des bd de Gébé. On lit des bd qu’il a écrites il y a 30 ans et elles sont toujours aussi drôles et pertinentes.


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