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Céline Leroy : “J’ai besoin de me nourrir d’autres façons de voir le monde et de raconter des histoires.”

(Photo : Sophie Kandaouroff)

Deborah Levy, Don Carpenter, Maggie Nelson ou encore Peter Heller sont quelques-uns des auteurs que nous pouvons lire en français grâce au travail de Céline Leroy. Rencontre avec une traductrice tout aussi passionnée par son métier que par la littérature

Qu’est-ce qui vous a menée vers le métier de traductrice ?

L’envie est arrivée assez tôt. L'année de mon bac, en 1995, il y avait une petite épreuve de traduction ; j’avais trouvé ça amusant. Et après, quand j’ai fait des études d’anglais à Paris 4, il y avait du thème/version : c’est ce qui m’a le plus plu. J’étais la seule ! J’avais l’impression de jouer. Et puis j’étais une très grosse lectrice. Le milieu de l’édition d’ailleurs m’intéressait, sauf que je ne connaissais personne. Dans ma famille, on n’est pas du tout de ce milieu-là. J’ai voulu faire un des deux DESS de traduction littéraire qui existaient à l’époque. Mais je me suis complètement plantée, parce que je ne m’étais pas du tout bien préparée ; je crois que je n’étais pas encore assez mûre. J'ai continué mes études et fait de la recherche, pour mon DEA. Pendant cette année-là, j’avais un séminaire de littérature contemporaine, qui évoquait tout le processus d’une œuvre : de l’idée de l’auteur jusqu’à sa parution en français. Donc il y avait aussi tout ce qui concernait la partie édition en français, traduction. Notre professeur avait invité Dominique Bourgois, la femme de Christian Bourgois. Il se trouve que j’avais fait ma maîtrise sur Hanif Kureishi (dont les textes sont publiés aux Éditions Christian Bourgois, ndr). J’étais déjà très fan des éditions Bourgois. Alors qu’elle parlait de son travail, elle explique qu’elle aurait besoin de personnes pour lire des manuscrits et sélectionner des livres. J’ai été la seule à lever la main et la harceler à la sortie ! À la suite de ça, j’ai commencé à travailler pour elle, en tant que lectrice. Ce que j’ai fait pendant 11 ans.

Que vous a apporté cette expérience au sein de la maison Bourgois ?

Comme dans l’édition on a toujours besoin de petites mains pour faire des tas de choses, comme accompagner les auteurs, aller sur des salons du livre et tout ça. À peine trois semaines après avoir commencé, elle m’a demandé si je pouvais aller avec Susan Sontag, qui était à Paris, à l’enregistrement d’une émission de radio. Évidemment que pour Susan Sontag, j’allais faire un effort pour me libérer ! J’ai donc travaillé pendant 11 ans comme lectrice pour Bourgois et ça m’a vraiment mis un pied à l’étrier. Après, j’étais lancée dans la recherche, j’ai fait trois ans de thèse. Ce qui m’a permis de voir que je n’étais absolument faite ni pour la recherche, ni pour l’enseignement. Mais c’était très instructif, puisque ça m’a permis de faire mes choix et de conclure que la traduction, c’était vraiment ce qui me plaisait le plus.

Quand avez-vous finalement eu l’occasion de sauter le pas et commencé vos premiers travaux de traduction ?

Chez Bourgois, j’ai rencontré Vincent Ferré qui, jusqu’à très récemment, s’occupait du fond Tolkien. Et il se trouve que lui aussi était en train de préparer sa thèse. On se croisait souvent à la BNF. Sauf que lui travaillait à sa thèse, et moi pas ! Mais on parlait d’édition. Il savait que la traduction m’intéressait. Et c’est lui qui m’a fait me lancer, parce qu’il y avait des textes de Tolkien, qui avaient déjà été traduits, mais ayant besoin d’être révisés, et certains des morceaux n’avaient pas été traduits. Donc j’ai travaillé sur ce projet. Ensuite, j’ai enfin fait ce fameux master de traduction littéraire à Paris 7. Ça faisait quatre ans que je travaillais ; j’étais prête cette fois-là !

À la fin de l’année, j’ai fait un stage chez Rivages. Une des éditrices a vite commencé à me donner du travail. Et ensuite, il y a eu comme un effet boule de neige, puisqu’un éditeur, lié à Rivages, et qui a fermé depuis, m’a donné un polar à traduire. Après, j’ai rencontré quelqu’un du Centre national du livre (CNL) pendant un festival qui s’appelait Les Belles étrangères, qui avait lieu tous les ans et invitait un pays différent. Cette année-là, c’était la Nouvelle-Zélande, et il se trouve que c’est un pays et une littérature que je connaissais. Une des éditrices de Rivages avait parlé de moi à cette personne du CNL, au cas où ils auraient besoin de quelqu’un. Elle m’a montré les livres qu’ils avaient, me précisant que si je connaissais l’un d’eux, elle m’appuierait pour que je le traduise chez Rivages. Et très vite, les gens m’ont fait confiance.

J’ai lu que c’était grâce à vous que le lectorat français avait pu lire - tardivement - Renata Adler, écrivaine américaine des années 19070-1980. Quel rôle un traducteur peut-il avoir quant à la découverte d’un auteur ?

Il y a eu une évolution. Quand j’ai commencé chez Bourgois, en 2000, il se trouve que Brice Mathieussent, traducteur, y était aussi éditeur. Et c’était mon tuteur en DESS. Dans les années 1970-1990, Brice et d’autres traducteurs avaient ce rôle de passeurs, parce qu’ils traduisaient, mais aussi parce qu’ils apportaient des textes. Et ça a un peu changé, parce que maintenant, il y a une prédominance des agents. Ce qui fait que les éditeurs croulent sous les projets envoyés par les agents, mais aussi par ce qu’on appelle des scouts littéraires, qui vont dans les pays chercher des textes et vous les proposent. Donc j’ai l’impression que c’est compliqué maintenant de proposer des nouveautés aux éditeurs, qui souvent les reçoivent très longtemps à l’avance. Souvent même, on leur propose des textes pas encore terminés. En tout cas, pour les anglo-saxons, c’est comme ça.

Cette recherche, c’est néanmoins quelque chose que vous aimez ?

Ça m’intéresse d’aller chercher des textes. Parce que c’est amusant, exaltant. Et puis, avec ce qui arrive avec les agents, on ne peut pas s’empêcher de penser qu’il y a un petit formatage dans les styles de textes qui sont proposés. Surtout que les agents fonctionnent avec leurs éditeurs américains ou anglais, qui ont eux-mêmes une façon de voir le monde, une vision de la littérature, de ce que c’est une histoire, de la façon de la raconter. En France, on a potentiellement d’autres envies, d’autres façons d’envisager la littérature, le style. Donc il y a des livres qui passent entre les mailles du filet. C’est comme ça que j’étais tombée sur Renata Adler, trouvée sur un blog américain. À cette époque-là, les livres de Renata n’avaient pas encore été réédités aux États-Unis. J’en avais parlé à Nathalie Zberro, des Éditions de l’Olivier, et elle avait été tout de suite emballée. Peu de temps après, on a appris que la maison d’édition New York Review Books allait ressortir ces textes de Renata Adler, devenus en français Hors-bord et Nuit noire. On s’est dit que c’était bien pour nous, puisqu’on pouvait utiliser l’argument qu’aux États-Unis, il y avait un regain d’intérêt pour cette autrice qui avait été oubliée. Il y en a profusion d’autrices intéressantes laissées sur le bas-côté ! Donc il y a de quoi faire…
Et puis j’ai eu une autre expérience, beaucoup plus récemment, avec Joëlle Losfeld. En 2018, j’avais été en résidence de traduction au Canada, dans les Rocheuses. J’y avais fait la connaissance de Richard Gwyn, un Gallois traducteur de l’espagnol de poésie latino-américaine. Et qui se trouve être aussi auteur. Il avait envoyé ses textes au groupe d’amis qui s’était formé, et notamment son dernier roman en date, que j’ai trouvé vraiment formidable et original. Je me suis dit que ça pouvait peut-être intéresser Joëlle Losfeld. Je me suis permis de lui envoyer un petit mail ; elle m’a répondu dans les deux minutes. Une semaine plus tard, elle avait lu le bouquin et l’a acheté dans la foulée… Quelque chose qui n’arrive pas souvent ! Donc on l’a fait et c’est devenu ce texte intitulé Les Invités. J’ai d’autres petits projets en route, mais souvent ça prend du temps.

Pourquoi ?

En ce moment, la littérature étrangère se vend vraiment très mal. Même les anglo-saxons, qui sont pourtant majoritaires et ont plutôt les faveurs des lecteurs, se vendent difficilement. Donc, ça se comprend, les éditeurs sont frileux, parce que c’est toujours une prise de risque de faire de la littérature étrangère. Mais quand en plus ça ne se vend pas, c’est d’autant plus compliqué.

Qu’est-ce qui explique que la littérature étrangère souffre sur le plan des ventes ? Est-ce un phénomène récent ?

Ça se vend beaucoup moins bien qu’avant, il y a une bien moins grande diversité de titres aussi. Ceux qui vendent beaucoup sont ceux qui se vendaient très moyennement avant. Par contre les prix pour la cession des droits exigés par les agents ne baissent pas forcément. Donc il faut être bon négociateur… Et puis j’ai comme l’impression que les lecteurs maintenant se tournent beaucoup plus vers la littérature française qu’avant. Et c’est vrai qu’il y a beaucoup de textes très excitants dans la littérature contemporaine française ; j’en lis aussi pas mal. Mais je me demande s’il n’y a pas un effet des réseaux sociaux aussi. Sur ces plateformes, les lecteurs peuvent être en contact direct avec les auteurs et donc c’est plus facile d’être en lien avec un auteur qui parle la même langue que vous.

C’est donc tout un défi d’attirer les lecteurs vers la littérature étrangère ?

Il y a toute une mythologie qui se construit autour de ce personnage de l’auteur. Les auteurs étrangers, c’est plus compliqué, parce qu’il faut les faire venir. Même si ça marche plutôt bien avec les Américains… J’adore la littérature hispanophone et je n’ai pas besoin qu’on me fasse rêver sur un auteur mexicain ou de Saragosse pour lire les textes. Mais c’est parce que je lis beaucoup et que je baigne dans la littérature étrangère, toute ma vie tourne autour de ça. En revanche, pour aller chercher des lecteurs sur autre chose, c’est beaucoup plus compliqué. Il faut qu’il y ait toute une narration qui accroche immédiatement les gens. Et comme leur attention est totalement éparpillée, c’est très difficile de les approcher. Mais de temps en temps, il se passe des espèces de petits miracles...

Avez-vous un exemple à évoquer ?

Je pense par exemple à l’effet Deborah Levy. C’est une autrice qui a 60 ans passés, une oeuvre derrière elle, est très reconnue dans son pays (en Angleterre, ndr), mais qui vend très peu. En France, Sous l’eau avait déjà été publié chez Flammarion, pas très longtemps après la sortie anglaise. Ça a fait un véritable flop. Comme dit Deborah, c’est resté sous l’eau et ça n’est jamais remonté à la surface. Et puis, avec les éditions du Sous-sol, on arrive à une rentrée littéraire, on publie les deux premiers volumes de la trilogie (Ce que je ne veux pas savoir et Le Coût de la vie, ndr), de l’autofiction, c’est-à-dire ce que font beaucoup d’auteurs français. Donc a priori, on n’en peut plus de l’autofiction ! Et cette dame anglaise débarque, raconte sa vie… et ça fonctionne ! Alors je me l’explique en partie cette réussite : Deborah, c’est une voix particulière, elle a une manière de parler d’elle qui ne ressemble pas à l’autofiction française, il y a beaucoup d’humour. Elle arrive aussi après #MeToo. On a envie d’avoir des retours de femmes indépendantes, sur ce que c’est d’être femme, mère, avoir été mariée, divorcée… et puis ce que c’est d’être une artiste. Donc je comprends le succès, mais sur le papier, on ne s’y attendait pas du tout.

Pourtant, même avec cet exemple où les chiffres sont très bons, il y a 20 ans, quand j’ai commencé, les chiffres de ventes pour ce genre de succès auraient été cinq fois plus élevés. Les livres coûtent cher aussi maintenant, donc on comprend que les gens y réfléchissent à deux fois, avant de les acheter.

On sent que ce constat de la baisse de la part de la littérature étrangère dans les lectures des Français vous peine.

Comme pour tout, je pense qu’il faut que le monde de l’édition réfléchisse et s’adapte à tout ça. Ce qui me rend triste sur cette histoire de littérature étrangère, c’est que je suis plus limitée dans l’accès que je peux avoir à des auteurs latino-américains - que je lis beaucoup -, ou d’Europe de l’Est, par exemple. J’ai besoin de me nourrir d’autres façons de voir le monde et de raconter des histoires. Et ce n’est pas qu’avec juste la littérature française, on ne peut pas s’ouvrir l’esprit ; il y a beaucoup de littérature française qui se passe ailleurs. Mais malgré tout, c’est notre vision du monde. Quand on ne lit pas de littérature étrangère, je ne peux pas m’empêcher de me dire que quelque part, des gens se ferment des portes sur leur façon de voir le monde, d’envisager la vie. Et c’est un peu dangereux, surtout en ce moment, où tout est très resserré, très replié.

Selon vous, qu’est-ce qu’une traduction réussie  ? 

Il me semble qu’un des points essentiels de la traduction, c’est que pour chaque texte, il faut trouver la bonne distance. Pour certains textes, on va rester collé au texte original, ça va garder la saveur, la complexité du texte. Et pour d’autres, il faut que la traduction s’éloigne du texte et trouver ce qui fonctionnera en français, tout en faisant écho à l’original.

Donc c’est aussi une question de ressenti du traducteur face au texte…

Quoi qu’il en soit, une traduction, c’est aussi toujours une question d’interprétation. On travaille avec sa sensibilité, son expérience, son oreille, parce que le texte, c’est comme une musique. Il ne faut pas non plus perdre trop de choses de l’original. Mais si on a trouvé la bonne distance, pas fait de faute, de contresens, on peut parler de bonne traduction.

Ce qui est intéressant, c’est que le texte coule en français, mais que l’on puisse entendre que ça vient d’ailleurs aussi. Il y a toujours une tentation chez certains traducteurs, mais surtout chez les éditeurs, de vouloir lisser les textes. Je fais partie de la commission de littérature étrangère du CNL, qui donne la bourse aux éditeurs, pour soutenir la diversité des publications. Tous les quatre mois, on reçoit 130 dossiers dans des tas de langues différentes. Il nous est arrivé de tomber sur des dossiers où en français c’était très bien, la traduction n’était pas mauvaise, mais on s’apercevait que ça avait été lissé, qu’il y avait plein d’aspérités dans la langue originale, pleins de trucs qui achoppaient qui n’avaient pas été respectés dans la traduction. Donc il faut que la traduction soit fluide en français, tout en respectant les aspérités de la langue originale. Ce qui est casse-gueule à reproduire en traduction, parce qu’il faut comprendre que c’est une aspérité, et pas une erreur de traduction.

Vous traduisez aussi des auteurs déjà morts. Dans quelle mesure ne pas pouvoir communiquer avec eux en cours de traduction peut-il être une difficulté ?

Dans 90% des cas, les auteurs que je traduis sont adorables et disponibles. Atticus Lish me répond sous les 24 heures, mais s’il le fait un peu plus tard, il s’excuse ! Mais au tout début, j’ai eu deux auteurs pas très simples à aborder. À ce moment-là, je me suis dit que je préférais traduire les morts ! Et il se trouve que dans la foulée, j’avais traduit deux textes de Leonard Michaels pour Bourgois, dont une grosse anthologie de ses nouvelles. Il avait commencé à écrire dans les années 1950-1960, ce qui fait qu’il avait un style très passé. Il était mort quelques années avant que je ne commence la traduction. Et là, j’ai regretté qu’il ne soit plus de ce monde, parce que j’aurais eu des questions à lui poser !

Comment vous sentez-vous entre deux projets ?

J’aime pouvoir changer régulièrement ! Par contre, je suis toujours contente de retrouver mes auteurs, parce qu’il y a un confort de retrouver un type d’écriture, certaines histoires… En général, j’enchaîne ! J’en termine un, le lendemain je commence le suivant. Je trouve toujours ça très excitant. Par contre, ce que j’essaye de faire, c’est d’enchaîner et de ne pas faire que les projets se chevauchent. Sauf pour la poésie, que je fais en parallèle. Là j’enchaîne deux Deborah Levy et en même temps, depuis un an, je suis sur un recueil de Maggie Nelson pour le Sous-sol. Sur la revue de poésie en ligne, qui s’appelle Catastrophe, j’ai une série de poésie américaine contemporaine, où tous les deux mois je propose quelques textes d’un poète américain qui n’a jamais été traduit en français et qui mériterait d’être lu et traduit. La poésie, c’est un travail tellement différent que ça m’aère aussi.

Avec quels auteurs que vous traduisez vous sentez-vous la plus à l’aise ?

Plus les années passent et plus je vois ce qui me plaît, plus il y a d’auteurs avec qui je me sens bien, que je prends vraiment du plaisir à traduire. Mais par exemple, Deborah Levy, je l’adore. Peter Heller, c’est tellement marqué son type d’écriture, que tout m’est familier, donc j’aime le retrouver.

Des fois, la difficulté est aussi vraiment excitante. Par exemple, Anne Boyer, que j’ai fait pour Grasset, qui est sorti l’année dernière et qui s’appelle Celles qui ne meurent pas, sur le cancer du sein. C’est un texte très hybride, un récit autour de sa propre expérience de la maladie, mais aussi toute une réflexion autour de la douleur, le soin et le capitalisme pour résumer très rapidement. Il a une écriture très particulière, pas simple à traduire, mais je me suis éclatée à traduire ça. Parce que c’est un esprit tellement vif, original et fin que c’était exaltant d’essayer d’être à la hauteur. Et puis de transmettre cette rage-là qui passait dans ce livre. Ça compte aussi de travailler sur un message important, qui n’a jamais été dit de cette façon jusqu’à présent. Et de permettre à des lecteurs français d’y avoir accès, c’est vraiment assez jouissif.

Carpenter, j’adore : j’ai traduit son dernier roman au printemps dernier (Un rêve lointain chez Cambourakis, ndr), et c’était vraiment super. Parce que lui aussi, il avait vraiment une patte très à lui, et une façon d’aborder les personnages, des façons de faire apparaître un personnage qui sera capital aux deux-tiers du roman, ce que personne ne se permettrait de faire aujourd’hui. Carpenter avait des tas de tics d’écriture, mais en même temps, de manière paradoxale, il écrivait très bien. Ce qui fait qu’il faut beaucoup travailler en français. C’est là qu’il faut prendre de la distance, car je ne peux pas me permettre de garder beaucoup de ses tics, qui alourdiraient le texte. Mais en même temps, c’est tellement bien pensé et fait que c’est facile à traduire.

Et puis Atticus Lish, c’est aussi un pur plaisir à traduire. C’est noir de chez noir, il ne faut pas être déprimé, il n’y a aucun point de lumière, à aucun moment. Mais ce qui est génial, c’est qu’il sait tellement bien écrire, ce que c’est que de donner une impulsion à une phrase, de varier les rythmes. Et ça se traduit tout seul.

Pour Cambourakis, vous avez traduit tous les romans de Don Carpenter. Comment a commencé cette aventure ?

C’est une histoire amusante, les débuts de la traduction de Carpenter. Pour les éditions Cambourakis, tout un groupe d’amis se réunissait et on amenait des livres. Julien de la Pannetière, qui est maintenant libraire dans le XVIIIe arrondissement, au Pied à terre, avait apporté une série de livres qu’il avait repérés. On les avait répartis entre nous et dans le lot, j’avais pris Sale temps pour les braves de Carpenter. J’étais revenue en disant que c’était dingue. À la suite de cette lecture, j’ai acheté tous les Carpenter que j’ai pu trouver. Et là ça a commencé ! Ce qui est aussi très chouette avec cette histoire-là, c’est qu’actuellement, il y a plus de titres de Carpenter disponibles en français qu’en anglais. En version originale, on ne trouve plus que Sale temps pour les braves et Un dernier verre au bar sans nom.

En tant que lectrice, quels sont vos derniers coups de cœur ?

Chez Cambourakis, j’ai lu Les hommes ne peuvent être violés de Märta Tikkanen, un bouquin des années 1970. C’est hyper bien, presque déstabilisant, parce qu’on a l’impression que ça a été écrit il y a un mois. Il y a une description du viol de la protagoniste. Elle se relève de ça et décide qu’elle va aller violer son violeur, qu’il comprenne ce qu’il lui a fait.

Les nouvelles de Nicole Krauss, Être un homme, publiées à l’Olivier. En une page, on saisit tout de suite qu’elle est en pleine possession de ses moyens. C’est captivant à lire et, en même temps, il y a des idées derrière, une écriture : tout est là. Ce que j’avais trouvé très fort dans ce recueil, c’était qu’elle l’avait créé à partir de textes écrits au fil des années. Et que malgré tout, il y a une vraie cohésion, il n’y a pas de rebut. C’est vraiment très fort.

J’ai aussi lu Sans alcool d’Alice Rivaz chez ZOE : un recueil très sombre, un regard très négatif sur les relations hommes/femmes. Elle a écrit ça dans les années 1960-1970.

Chez Actes Sud, j’aime beaucoup Dana Spiotta. Eat the document est son roman que j’ai trouvé le plus marquant. Il raconte l’histoire d’une femme qui a fait partie des mouvements d’extrême gauche, dans les années 1970. Après s’être retrouvée dans un groupe qui a posé une bombe, il y a un accident et elle doit passer à la clandestinité. Elle refait sa vie, puis elle a un enfant dont on suit en parallèle le destin, dans le mouvement altermondialiste des années 1990, à Seattle. C’est très prenant et très bien écrit.

Et puis j’adore Claire Keegan, ce sont des romans très courts, publiés chez Sabine Wespieser, une espèce de concentré d’humain et d’humanisme, avec des thématiques qu’on retrouve souvent en Irlande : le catholicisme, tous les méfaits qu’il y a eu suite à l’emprise du catholicisme sur le pays. En 90 pages, elle arrive toujours à créer des histoires hyper fortes.


Les actus de Céline Leroy :

  • Deux derniers romans traduits, publiés en août et septembre 2023 : Le Monde de la berge fleurie d’Atticus Lish, aux éditions Christian Bourgois et Un rêve lointain de Don Carpenter, chez Cambourakis.

  • Prochains textes à paraître : les traductions de Hot Milk et August Blue de Deborah Levy, ainsi que Something Bright, Then Holes, recueil de poésie de Maggie Nelson, les trois publiés aux éditions du Sous-sol. Puis le second roman de Karl Geary, Juno Loves Legs, qui sera publié aux éditions de l’Olivier