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Chloé Billon : “Pour les langues minorées, il y a déjà tellement peu de choses qui sont traduites que ce sont forcément les meilleures qui le sont.”

Un premier voyage dans les Balkans aura suffi à Chloé Billon pour s’y sentir chez elle. Ajoutez à cela une attirance particulière pour les langues et la littérature ; se dessine alors une logique la menant vers la traduction littéraire du bosnien-croate-monténégrin-serbe. Une occasion de parler de la langue et de la littérature de cette région mal connue

Pourquoi avoir choisi de vous orienter vers la traduction ?

Je pense que c’est quelque chose qui m’a toujours plu. J’ai toujours beaucoup aimé lire et beaucoup de littérature étrangère. Quand j’ai commencé à étudier la littérature dans la langue originale, quand j’étais en prépa, je sais que ce que j’aimais particulièrement - outre le fait que ça ouvre des portes vers une vision du monde différente, une manière différente de raconter des histoires -, c’était que je trouvais qu’en ayant accès à une langue qu’on comprend, mais qui n’est pas sa langue maternelle, j’étais beaucoup plus sensible à la sensualité de la langue. À tous les effets de sons, de rythmes, que des fois on finit par ne plus entendre dans sa langue maternelle. C’est ça qui m’a attirée vers la littérature étrangère. Et dès cette époque-là, la version était déjà un de mes exercices préférés. Mais je ne pensais pas que ce soit possible, ça me semblait assez irréaliste, je ne savais pas du tout comment on devenait traducteur littéraire. Et ça me semblait inatteignable. Mais j’ai quand même poursuivi des études de langues.

Puis entretemps, j’ai commencé à voyager dans les Balkans, puis à apprendre le bosnien-croate-monténégrin-serbe à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO). Et très rapidement je me suis rendu compte que je n’étais pas du tout attirée par une carrière universitaire, que je n’avais pas du tout envie d’être prof ni à la fac, ni au lycée, parce que ce n’était pas fait pour moi. Ni de produire des travaux scientifiques ; ce n’était pas ce qui m’intéressait. La traduction s’est imposée non seulement comme ce qui m’attirait le plus, et puis peut-être comme la seule chose que je savais vraiment faire.

J’imagine qu’à la fac vous n’avez pas tout de suite étudié le bosnien-croate-monténégrin-serbe… Quelles autres langues avez-vous étudiées auparavant ?

J’ai eu un cursus assez classique. En prépa, puis à la fac, j’ai continué les langues que j’avais apprises au collège et au lycée, donc anglais et allemand. Mais j’avais toujours été très attirée par les langues slaves, l’Europe de l’Est en général. Et puis toutes ces zones qui sont un peu des carrefours de civilisations, avec des mélanges de plusieurs ethnies, plusieurs peuples qui vivent ensemble. Je pense que c’est ça qui m’a amenée vers les Balkans : ce croisement entre l’Orient et l’Occident qu’on trouve là-bas. Après ma prépa, j’ai fait un master de littérature anglaise.

Entretemps, j’étais à l’ENS et on voulait absolument que je passe une agrégation d’anglais, que je n’avais pas du tout envie de faire. Mais la seule réponse qu’on me faisait quand je disais que je n’avais pas envie d’être prof ou de faire de la recherche, que ça ne servait à rien que je la passe, c’était : "Oui oui, mais passe l’agreg d’abord". En plus, c’est très difficile et donc sans motivation, je doutais de l’avoir. J’étais vraiment très perdue et très mal. Et à ce moment-là, j’ai demandé à faire un échange. Je suis partie un an aux États-Unis, où j’étais lectrice de français. À cette époque-là, j’avais commencé à voyager en ex-Yougoslavie. Et il s’est trouvé par hasard que là où je me suis trouvée, à la University of Washington, à Seattle, il y avait un excellent département de slavistique, où j’ai pu commencer mes études de cette langue. Quand je suis rentrée, j’ai dit que je m’inscrivais à l’INALCO, que j’avais trouvé ce que je voulais faire dans la vie. Et ils ont abandonné !

Comment est né cet intérêt pour l’Europe de l’Est ? Y a-t-il eu un déclencheur ?

Il n’y a pas d’origine familiale, on n’y avait jamais été avec mes parents. C’est peut-être tout simplement des livres de contes russes quand j’étais petite. C’est peut-être aussi bête que ça. En tout cas, ma sœur a fait entre autres des études de russe ; on avait toutes les deux cette fascination. Et quand j’ai été majeure, mon premier voyage sans les parents, à 18 ans, ça a été en Écosse. Et puis après, à 19 ans, je suis partie pendant un mois en ex-Yougoslavie avec des amis. Et on a tous passé un excellent été. En plus, il n’y avait pas encore de tourisme à cette époque. Et là, je ne saurais pas vraiment expliquer. Mes amis avaient aimé, mais après, pour eux, c’était fini et ils se demandaient où aller l’été suivant. Moi, dès que j’ai mis les pieds à la gare routière de Belgrade, il y a quelque chose à l’intérieur de moi, dans mon ventre, qui m’a dit que j’étais chez moi et que je n’avais pas le choix, qu’il fallait que je revienne. Donc ça c’est fait de manière assez viscérale.

Vous traduisez donc désormais le bosnien-croate-monténégrin-serbe. Quelles sont les différences entre ces langues ? Peut-on parler d’une même langue ?

C’est vraiment un cas d’école du fait que la langue est une question politique. En Yougoslavie, il y avait donc cette langue, qu’on appelle désormais officiellement depuis la guerre bosnien-croate-monténégrin-serbe, dans l’ordre alphabétique pour ne vexer personne. Et il y avait aussi le slovène et le macédonien, qui elles sont vraiment des langues différentes. Avec forcément des liens : ce sont des langues slaves du sud, donc on peut comprendre des racines, on peut échanger des informations essentielles avec les voisins. Mais ce sont vraiment des langues différentes. Alors que le bosnien-croate-monténégrin-serbe, c’est une langue avec des variantes. Comme le sont d’ailleurs le français, l’anglais, l’espagnol, l’arabe, etc. Suite à la guerre, chacun a voulu avoir le droit à sa propre langue nationale, en mettant plus ou moins d’importance ou d’ardeur dans la définition de la langue.

Très concrètement, il y a parfois des différences dans la syntaxe de la phrase entre le serbe et le bosnien. Il y a notamment ce qu’on appelle la mouillure. À l’origine, ce n’était pas quelque chose de national, mais plus on se rapproche de la mer, plus le mot va être prononcé d’une manière douce et mouillée. Il y a aussi des mots particuliers, qui sont propres à chaque région, notamment beaucoup de choses de la vie courante. Mais ça s’apprend assez rapidement. Quand quelqu’un parle, on sait immédiatement d’où il vient. Si on n’a pas de volonté politique de ne pas comprendre l’autre, ça ne gêne pas la compréhension. En Croatie, il y a énormément de dialectes, et un Croate de Zagreb aura plus de mal à comprendre quelqu’un qui vient du Medjimurje ou d’une île dalmate, par exemple, qu’il n’aura de mal à comprendre un Serbe de Belgrade. Donc c’est vraiment toute la problématique de savoir ce qui définit le dialecte, ce qui définit la langue.

Qu’aimez-vous dans la littérature de ces langues ?

Je pense que c’est assez vaste, il y a plein d’auteurs différents. Mais ce qu’on peut retrouver, tout comme en Europe de l’Est et en Europe centrale en général, c’est un sens de l’humour noir et de l’absurde qui me plaît beaucoup. Ce qui m’a beaucoup attirée aussi, c’est qu’il y avait encore le fait de raconter des histoires, pas trop de tendance à l’autofiction, qui n’est pas forcément quelque chose qui m’attire personnellement. Et puis l’histoire de ces pays est quand même très complexe et très tourmentée. Ce que disent souvent les gens, c’est que depuis aussi longtemps qu’on s’en souvienne, il n’y a pas eu une génération qui n’ait pas connu la guerre. Ce qui se reflète aussi dans la littérature.

Et la littérature de là-bas qui m’attire est très politique. Sans que ce soient forcément des pamphlets, mais cela aborde des questions politiques qui, selon moi, sont essentielles. Je trouve aussi très intéressante cette littérature qui vient de la périphérie du centre de pouvoir et qui propose donc un regard décentré sur les choses.

Déjà, en dehors de la littérature, l’histoire m’avait aussi beaucoup intéressée quand j’avais étudié ces langues. J’avais des cours avec le super prof Bernard Lory. Il arrivait en pull rouge, avec tous ses cahiers manuscrits et c’était vraiment Père Castor, raconte-moi une histoire. Il nous a ouverts à l’histoire de tout cet espace, de l’Empire ottoman, des choses qui touchaient aussi aux empires austro-hongrois et russe. On parlait de nombreux événements historiques dont on n’entendait jamais parler dans le système français, qui est quand même très franco-centré. Finalement on ne sait rien de l’histoire de la Chine ou même de celle de nos voisins. Des fois, j’ai un peu honte quand je vois comment les Allemands connaissent très bien l’histoire française par rapport à comment nous on connaît l’histoire allemande…

On découvrait également la manière dont certains mêmes événements et batailles étaient vus aussi du côté des perdants. Et la narration n’était pas du tout la même. C’est aussi ce qui me plaît dans la littérature : c’était une autre manière de voir un ordre qui me semble beaucoup moins remis en question quand on vit au cœur des centres occidentaux de pouvoir. Je pense que c’est quelque chose qui m’a attirée, cette manière de voir les choses d’une manière décalée et de les présenter sous un autre angle. Ce que j’ai essayé plusieurs fois de dire aux gens qui ont l’impression que ça n’arrive qu’aux autres, que là-bas, c’est que souvent, ce qui arrive dans des pays plus pauvres, des ex-colonies, est juste un signe avant-coureur ou une version exacerbée de ce qui au fond peut nous arriver, risque de nous arriver, voire nous arrivera à tous ; je pense notamment au capitalisme libéral débridé. La privatisation brutale et mafieuse des biens publics, la ruée actuelle sur les ressources naturelles des Balkans sont un cas d’école.

Quels sont, selon vous, les auteurs incontournables de la littérature des Balkans ?

Si on commence par les grands classiques, il y a forcément Ivo Andrić, le Nobel de la région. Et que je ne cite pas uniquement parce qu’il a eu le Nobel, mais parce qu’il écrivait vraiment très bien. Et puis pour les gens qui ne connaissent pas, Le Pont sur la Drina et Les Chroniques de Travnik sont une excellente introduction à l’histoire de cette région, qui ensuite permet de comprendre beaucoup de choses de l’histoire ultérieure.

Dans les classiques contemporains, je citerais aussi le grand Danilo Kiš, Milorad Pavić avec Le Dictionnaire Kazhar (publié au Nouvel Attila, ndr), qui représente aussi un des courants de cette littérature, que j’aime beaucoup : on l’a surnommé un peu le Borges des Balkans. On y trouve ces jeux formels littéraires : est-ce que c’est un document, est-ce que c’est la réalité, ou bien de la fiction ? Et en même temps ça se présente comme un dictionnaire.

Et dans des plus contemporains, je vais parler un peu de certains que j’ai traduits. J’aime en croate Robert Perišić, Olja Savičević, Bekim Sejranović, et bien sûr la grande Dubravka Ugrešić, qui nous a quittés il y a peu. Et qui était une des écrivaines contemporaines phares de cette région. De ceux traduits par des collègues, je conseille chaleureusement La fenêtre russe de Dragan Velikić (publié chez Agullo, ndr), Un rien de lumière de Vladan Matijevic (aux éditions Noir sur Blanc, ndr) ou encore David Albahari.

Un des inconvénients, quand on traduit des petites langues, c’est qu’on passe beaucoup de temps à faire des projets et à trouver des éditeurs ; c’est une partie un peu épuisante du travail. Mais l’avantage est qu’on choisit soi-même ses auteurs, donc ceux qui nous semblent pertinents et intéressants. Je traduis des contemporains et, notamment pour la scène contemporaine croate, je peux vraiment recommander tous les auteurs que j’ai traduits. Je les ai choisis parce qu’ils me semblaient importants.

Le fait de traduire une langue minoritaire vous offrirait donc plus un rôle de découvreuse de textes que pour des langues plus largement traduites, telles que l’anglais ou l’espagnol, par exemple ? Le phénomène des agents est-il moins développé dans votre domaine ?

Il commence à y en avoir, mais beaucoup moins. Et c’est peu comparable avec ce que ça représente pour les littératures anglophone, hispanophone ou germanique. Certains auteurs commencent à avoir des agents étrangers. Mais le rôle n’est vraiment pas le même et ces agents n’ont pas le même poids que peut en avoir un anglo-saxon. Donc la plupart des auteurs soit n’ont pas d’agents, soit quand ils en ont un, on collabore ensemble. Si on veut placer tous les deux un auteur, on peut s’aider, je peux leur dire quelles maisons il faudrait plus cibler. Je peux également leur faire un extrait de traduction, ils le défendent et voilà, on essaye ensemble. Et sinon, il y a beaucoup d’auteurs pour lesquels c’est le traducteur qui fait le travail d’agent au final. Mais juste pour essayer de trouver un éditeur. Après, ce n’est pas le traducteur qui va négocier les achats de droits et on ne prend pas de pourcentage.

Si cela peut vous permettre de traduire un auteur que vous appréciez, c’est en effet un bel avantage. Cela vous assure donc de ne traduire que des textes qui vous semblent en valoir la peine ?

J’aime vraiment bien cette partie dans le sens où le résultat c’est que je ne traduis que des auteurs que j’aime. C’est très rare qu’on me propose quelque chose. Sauf si l’auteur est déjà très connu. Ou maintenant, il peut y avoir des situations où on me contacte pour que je fasse une lecture, parce qu’un agent ou un éditeur a parlé d’un auteur, pour dire ce que j’en pense. Mais souvent, c’est moi qui choisis et propose. Et pour les langues minorées, il y a déjà tellement peu de choses qui sont traduites que ce sont forcément les meilleures qui le sont.

C’est un travail que j’aime, car il y a toute la partie de découverte. Même si ça peut prendre beaucoup de temps et que ça va très lentement. Comme mon travail reste de traduire, je ne peux pas passer mon temps à lire. Parfois, il y a un petit temps de retard, le temps que je lise et que je fasse un dossier, ça ne va pas forcément être présenté tout de suite. Mais ensuite, le travail de trouver un éditeur, d’envoyer le dossier, d’attendre des réponses, d’envoyer à un autre éditeur peut être aussi un peu éprouvant, voire décourageant. Il y a des livres pour lesquels ça peut se passer assez vite, mais c’est plutôt rare. Pour la plupart, il me faut au moins un à deux ans avant de trouver un éditeur. Pour certains, il m’a fallu cinq ans. Et j’ai des projets qui dorment encore. Mais comme ce sont des projets qu’on apporte, on a sans doute une place un peu plus privilégiée qu’un traducteur de l’anglais, à qui on a juste fait une commande. De ce que j’ai cru comprendre, dans certaines grandes maisons d’édition, l’agent et l’éditeur essayent de maîtriser beaucoup l’accès à l’auteur, de faire un peu filtre. Quand on traduit d’une langue que l’éditeur ne comprend pas, cela crée une relation de complicité, voire d’amitié avec l’auteur, qui est très gratifiante.

En moyenne, combien d’ouvrages traduisez-vous par an ?

Au début, c’était très difficile et j’étais interprète à côté. Je le suis toujours, mais beaucoup moins. Il a fallu le temps d’intéresser les gens, qu’ils fassent confiance à mon nom. C’est comme pour tout le monde, dans les professions freelance ou libérales en général. Et donc je traduisais un livre par an. En ce moment, je pense que je suis à une moyenne de cinq par an. Mais je ne sais pas si ça va durer. En tout cas, on ne peut pas en vivre à moins de quatre par an. Sauf si l’un d’entre eux fait 800 pages.

Comment travaillez-vous ?

Dans l’idéal, je préfère m’enfermer et travailler toute la journée, ne sortir qu’en fin de journée. Ce n’est pas pareil quand je traduis un article de journal, par exemple, où je peux le faire éventuellement entre deux autres tâches. Dans la pratique, on est très régulièrement interrompu par autre chose, mais pour rentrer dans le rythme et dans le style d’un livre, à chaque fois ça prend du temps. Et c’est finalement au bout d’une ou deux heures de travail qu’on sent que ça commence à aller, à couler. Et puis ça dépend des gens, il y en a qui aiment travailler dans des espaces de coworking, des cafés, certains pour qui ça pèse de travailler à la maison. Moi, je pense que je suis quelqu’un d’assez solitaire, je suis même complètement asociale dans le travail. J’ai besoin d’être seule, dans le silence, parce qu’il y a déjà suffisamment de voix différentes qui se mélangent dans ma tête quand je suis en train de traduire. Je n’ai même pas envie d’entendre quelqu’un penser à côté de moi. Ou alors, si je ne peux pas le faire chez moi, je vais préférer un café très bruyant, où ça s’annule, qu’une bibliothèque où je déteste travailler. J’entends tous ces gens réfléchir autour de moi, ça m’empêche de penser.

Quand vous considérez-vous satisfaite de votre travail ?

Je ne sais pas si un traducteur est jamais complètement content de son travail. On fait de notre mieux. Ça arrive à tout le monde je pense, quelques années après, de relire une traduction et sur certaines phrases de se dire "ah, bien trouvé quand même" et sur d’autres "bon j’aurais pu faire mieux".

Qu’est-ce qu’une traduction réussie ? De quoi est-elle constituée ?

C’est un équilibre fragile. Il faut que ce soit agréablement lisible en français. Enfin agréable… si le livre lui-même a une langue heurtée ou n’est pas facile à lire, il faut que ce soit la même chose en français. Mais qu’on ne sente pas qu’il y a des expressions idiomatiques qui soient maladroitement traduites. Et en même temps, il faut respecter la singularité du texte. Je suis complètement contre l’aplanissement des singularités, qu’elles soient linguistiques, qu’elles tiennent au style de l’auteur ou à la différence de culture. C’est quelque chose que j’ai remarqué parfois quand les éditeurs avaient pu avoir accès à une traduction américaine de livres que je traduisais aussi, que certaines avaient été aplanies, pour faciliter son accès.

Je vais donner un exemple qui sera un peu impressionniste, mais c’est ce qui résume pour moi ce qu’est une bonne traduction. Je me souviens qu’il y a quelques années, pour un festival je devais interpréter des auteurs et notamment un auteur autrichien, Heinrich Steinfest. Je m’étais procuré son dernier livre en langue originale pour me préparer. C’était une sorte de polar qui n’était pas un polar, avec de l’humour noir de l’absurde : ça m’avait beaucoup plu. Et je m’étais dit que j’avais envie de continuer à lire cet auteur. À la bibliothèque, j’en avais trouvés traduits en français par la grande traductrice Corinna Gepner. En lisant la traduction française, j’ai eu la même sensation physique qu’en lisant l’auteur en version originale. Donc voilà, dans l’idéal, c’est ça que devrait provoquer une bonne traduction.

Quelles sont les difficultés de traduction auxquelles vous avez été le plus fréquemment confrontée ?

J’aime bien les défis ! Si les choses sont trop simples, je m’ennuie un peu. Le challenge le plus commun aux littératures que je traduis, c’est toute cette question des dialectes. Ils sont extrêmement présents et de plus en plus représentés dans la littérature croate, par exemple. Et ça relève du difficilement traduisible, étant donné que la France a éradiqué avec succès tous ses dialectes au 19e siècle. Et donc comment réussir à faire sentir certaines différences, une couleur régionale ou faire percevoir que certaines personnes parlent patois et d’autres non, quand on n’a pas forcément ces outils-là en français. La chance que j’ai quand même par rapport à des collègues qui traduiraient vers l’anglais ou l’allemand, pour tous les livres qui ont un ancrage sur la côte, donc très méridional, c’est qu’en France on a aussi la Méditerranée. Je ne vais pas traduire un livre en marseillais ou en niçois, ce serait ridicule, déjà parce que je ne suis pas locutrice native de ces langues et puis ce n’est pas non plus Marseille ou Nice. Mais je peux quand même utiliser des mots qui sont plus typiques d’un littoral méditerranéen qui existent chez nous, pour donner une couleur par exemple.

Mais c’est vrai qu’il y a toujours des choses qui relèvent de l’intraduisible. Dans un dialogue, par exemple, selon la manière dont quelqu’un va dire "salut, mec", on va savoir s’il vient de Serbie ou de Bosnie. Et je dois trouver un moyen de le faire savoir autrement dans le texte, parce que c’est impossible. C’est le défi le plus commun que j’ai eu face à beaucoup de traductions.

En Croatie, on me demande souvent comment je vais faire pour traduire tel ou tel dialecte. Pour Terre, mère noire (de Kristian Novak, publié aux Argonautes, ndr), qui est ancré dans une région du nord, à la frontière avec la Slovénie, pour certains mots, notamment les surnoms des amis imaginaires de l’enfant, j’ai trouvé des mots qui sonnent bien, dans un vieux dictionnaire jurassien. Et je regrette qu’on ait exterminé nos dialectes en France, quand je vois dans les dictionnaires toute cette richesse qu’on a perdue, je trouve ça assez triste. Dans ce livre, ce qui était important pour moi était de souligner la différence entre la manière de parler des paysans et de l’institution, la ville, car souvent la manière de parler le dialecte ou non, c’est une question de classe sociale. Et donc c’est très important au moins de le faire ressentir.

Quels sont les auteurs que vous traduisez que vous aimez particulièrement retrouver ? En avez-vous l’occasion, d’ailleurs ?

J’aimerais que ce soit plus le cas ! C’est souvent un problème : soit les maisons d’édition changent, font faillite, on change d’interlocuteur, soit la première fois, le livre n’a peut-être pas été dans la bonne maison d’édition pour que ça marche et après ils sont hésitants. Mais les autres maisons se demandent pourquoi la première ne continue pas, et ne veut pas se lancer, craignant d’être en bisbilles avec eux…

Mais j’ai traduit deux fois Robert Perišić, Semezdin Mehmedinović, Dubravka Ugrešić aussi. Et j’espère continuer à les traduire, tout comme Olja Savičević.

Et puis je crois que tous les traducteurs ressentent ça. Même s’il y a toute cette question de différencier l’œuvre de l’artiste, je pense néanmoins qu’il y a certains auteurs avec lesquels on sent comme une proximité, qu’on pourrait être amis avec eux, qu’il y a quelque chose qui nous touche. Et sans doute une proximité en termes de vision de la vie, de l’humanité ou d’éthique, de point de vue politique. Quelle que soit la difficulté du travail ou du style ou les recherches qu’on doit faire. Par exemple, pour Dubravka Ugrešić, j’ai dû faire beaucoup de recherches, parce qu’elle est très érudite ; pour Perišić, sur certains livres, je me suis vraiment cassé la tête parce que c’est énormément de dialogues et d’argot. Et pour que ça sonne juste, c’est particulièrement difficile. Pour Olja Savičević, c’est toute la question du parler dalmate. Mais quand on sent cette proximité, malgré tout, c’est plus facile de traduire. Et après, dans les cas où j’avais vraiment ressenti cette proximité en traduisant et où j’ai ensuite rencontré l’auteur, souvent je me suis rendu compte que l’auteur ou l’autrice était vraiment comme ses écrits, que ce soit droit, honnête ou chaleureux, humain. Et ça donne d’autant plus envie de continuer à travailler avec eux. C’est vrai que même s’il y a toute cette question de l’oeuvre et l’artiste, j’avoue que si l’artiste n’est pas quelqu’un de bon, je n’ai pas forcément très envie de travailler avec lui, ou de le défendre. Si on me le commande, je le ferai si le texte est bon. Mais si je n’ai pas eu l’impression que c’était une bonne personne, je ne vais pas me battre pour placer ses œuvres, aussi excellentes qu’elles soient.

Dans quelle mesure votre métier de traductrice influence-t-il votre œil de lectrice de textes en langue originale ?

Quand le livre nous plaît, on se demande toujours comment je traduirais ça, est-ce que c’est traduisible, est-ce que ça va intéresser quelqu’un ? Après il y a des livres que je lis aussi pour mon plaisir, en sachant qu’ils sont intraduisibles. Mais oui, on ne lit pas de la même manière. Et même les livres qu’on lit, sans l’objectif de les traduire, c’est une déformation professionnelle et ça devient difficile de ne plus lire avec cet œil-là en fait. Notamment si on lit de la littérature traduite, on va apprécier les belles traductions.

En tant que lectrice, qu’attendez-vous d’un texte ?

C’est très difficile à expliquer ! Je pense que j’attache une grande importance à la qualité de la langue et que, par exemple, une histoire bien menée mais où le style est plat, j’ai du mal à entrer dedans ou à m’attacher. Et notamment si après j’ai envie de le traduire, parce qu’il faut aussi que je m’amuse un peu en tant que traductrice. Et comme je le disais, je pense que j’aime bien qu’on me raconte des histoires. J’aime aussi beaucoup l’humour, même si je ne lis pas que des choses drôles, loin de là. Mais qu’il y ait un peu d’esprit quand même. Ce peut être aussi de l’humour très caustique ou très noir, ça ne me dérange pas du tout. Au contraire ! Je sais qu’il y a des livres que j’ai beaucoup de mal à placer parce qu’il y a des éditeurs qui trouvaient que c’était trop.

Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite, mais c’est une amie qui m’a dit que tout ce que je traduisais était politique. Et c’est vrai que d’une manière ou d’une autre, j’aime les livres qui, même en n’en ayant pas l’air, vont poser des questions sociales et politiques. Et je pense que finalement c’est quelque chose dont je ne me rendais pas compte avant, mais que probablement pour moi une littérature qui, de près ou de loin, n’aborderait pas une remise en question éthique ou politique me semblerait peut-être un peu vaine.

Dans les derniers livres que vous avez lus, quels sont vos coups de cœur ?

Ma difficulté de répondre à cette question, c’est qu’une énorme partie de mon temps de travail est consacré à lire de la littérature qui n’est justement pas traduite. Mais dans les classiques traduits qui peuvent être une réponse à ce que j’aime dans la littérature, ce serait Le Maître et Marguerite de Boulgakov. Enfin tout Boulgakov. Ce type de littérature, c’est vraiment probablement ce qui m’a entraînée vers la littérature de l’Est. Du côté des Russes, L’Idiot de Dostoïevski et Tolstoï aussi, avant qu'il ne tourne fanatique religieux !

Parmi ceux qui m’ont particulièrement marquée, je pense également à Curzio Malaparte avec Kaputt et La peau. Mais aussi Le Golem de Gustav Meyrinck, Les Cavaliers et les récits de Sibérie de Joseph Kessel. Un autre voyageur : Nicolas Bouvier et L’Usage du monde. Et puis Giono, Giono et encore Giono.

Julien Gracq aussi, avec Le Rivage des Syrtes, et son pendant italien Le Désert des Tartares de Dino Buzzatti. De Karen Blixen, j’ai aimé Sept contes gothiques et Contes d’hiver. Et la langue liquide de Virginia Woolf dans l'original anglais, les nouvelles de Poe...

Est-ce qu’il y a des livres que vous aimez particulièrement offrir ?

Il y a un texte que j’ai pas mal offert, c’est un livre grec Cités à la dérive de Stratis Tsirkas. Je suis une personnalité profondément mélancolique et nostalgique, y compris de choses que je n’ai pas vécues. Même si l’action se déroule pendant la 2nde Guerre mondiale, donc ce n’est pas une période idéale, mais on vit au milieu de tout cet espace méditerranéen qui me fascine. En l’occurrence, on suit des résistants grecs qui sont à Alexandrie et au Caire pour essayer d’organiser la résistance communiste en Grèce. On a tout ce bassin méditerranéen, tous ces ports d’Afrique du Nord ou des Balkans où des communautés vivaient mélangées. À cet égard, pour des régions très mixtes comme celles-là, finalement des empires avec une certaine tolérance religieuse comme celle de l’Empire ottoman, c’était une bien meilleure solution que l’État nation qui a été importé d’Occident et qui a été un désastre complet. Attention, je ne fais pas l’apologie des empires, loin de là, je pense juste que l’État nation peut aussi être un système violent, réducteur, excluant pour tous ceux qui ne font pas partie de cette fameuse “nation” majoritaire. Pour les gens qui ne sont pas conscients de ça, j’aime le recommander, car on y voit bien cette atmosphère.

Sinon, c’est aussi en fonction de chaque ami que j’essaie de penser à ce qui peut lui correspondre.

Je pense à des bandes dessinées aussi. J’ai été profondément marquée par Corto Maltese. Je pense aussi aux Compagnons du crépuscule de François Bourgeon, que j’ai lu, lu et relu adolescente. Qui décrit le Moyen-Âge, mais juste avant la reprise en main d’une main de fer par l’église. Et donc un Moyen-Âge beaucoup plus libéral que l’image qu’on en a eu après.


Les actualités de Chloé Billon :

  • Dernières traductions publiées :

    • Terre, mère ténébreuse, Kristian Novak (croate), Les Argonautes éditeur

    • La renarde, Dubravka Ugrešić (croate), Christian Bourgois éditeur - Grand Prix de traduction de la ville d’Arles 2023

    • La Guitare de palissandre, Kristina Gavran (croate), Éditions Bleu et Jaune

    • Le Matin où j’aurais dû mourir, Semezdin Mehmedinović (bosnien), Le Bruit du monde

    • Notre correspondant sur place, Robert Perišić (croate), Gaïa, Actes Sud

  • Traductions à paraître :

    • Dans le Fossé, Slađana Perković (bosnien), Zulma éditions (février 2024)

    • 4 serrures, Željka Horvat Čeč (croate), éditions La Peuplade (mars 2024)

    • Sarajevo Blues, Semezdin Mehmedinović (bosnien), Le Bruit du monde (mars 2024)

    • Prends garde à la main, Senj, August Šenoa (croate), Faustine éditions, (décembre 2023)


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