Valentin Féron : “Ce qui fait la singularité de Zulma, c’est aussi cette volonté de défendre une certaine vision de l’imaginaire dans nos livres.”
Il aura suffi d’une lecture de chez Zulma pour que Valentin Féron s’attache au catalogue de la maison d’édition. Désormais responsable promotion et relations libraires, communication, festivals et salons, il se fait fort de mettre en valeur “les littératures du monde entier” publiées par cette maison jeune trentenaire, dont les couvertures font tant parler
Depuis combien de temps travaillez-vous pour Zulma ?
Je viens de fêter ma cinquième année chez Zulma, au mois de janvier. Au début, je ne me destinais pas du tout à travailler dans une maison d’édition. J’ai eu un parcours assez classique. Au lycée, j’avais le choix entre les sciences et les lettres, mais j’avais vraiment cette passion de la lecture. Je me suis dit que ça ne servait à rien de vivre sans passion, donc j’ai fait un bac L, puis une prépa à Toulouse, qui m’a plus ou moins plu. Ensuite, j’ai obtenu une licence en me trompant lamentablement dans le choix des cours à suivre : je me suis retrouvé dans le parcours Enseignement au premier semestre, avant de me dire que je préférais la recherche. J’ai donc opté pour un master de recherche en littérature sur René Char et la poétisation de l’Histoire en M1. Et en M2 sur Henri Michaux, avec un titre que je trouve maintenant assez ronflant : Régresser, transgresser, agresser pour une poétique du corps chez Henri Michaux. Ça m’a énormément plu, j’étais très bien avec mes auteurs décédés (rires) ! C’est comme ça qu’on se crée une bibliothèque à soi, dans laquelle on peut naviguer librement. L’œuvre de Michaux, maintenant, je la connais presque par cœur.
Puis s’est posée la question fatidique de ce que j’allais faire après. Parce que j’étais un peu fatigué à l’idée de passer un concours, celui de l’agrégation, qui est très exigeant pour au final ne pas vraiment vouloir être enseignant. Et puis la recherche, c’est compliqué en Lettres. En plus de s’enfermer dans ce parcours, donner des cours au collège, lycée, voire le Saint Graal de l’université, sans avoir mis un pied dans une entreprise, c’est quand même un peu une sorte d’idée d’enfermement pour moi.
Et je me suis finalement réinscrit en M1 dans un parcours Édition, mais ce que je voulais, c’était décrocher un stage. Donc j’ai fait un premier stage chez un packager. En gros, c’est une entreprise qui reçoit des projets délégués par certains médias ou maisons d’édition qui ne peuvent pas le gérer en interne. Donc c’était beaucoup de recherches et de rédaction, ce qui me convenait bien. Mais j’ai quand même eu la frustration de ne pas être dans une maison d’édition littéraire comme on peut l’imaginer.
En fait, il se trouve que c’était l’année où Leïla Slimani a remporté le Goncourt pour Chanson douce. Et dans un module de la fac, la prof nous avait laissé choisir entre le Prix Femina et le Prix Goncourt. Moi, j’en avais marre des études, donc j’ai pris le livre le plus court, le Goncourt, pour pouvoir le lire le plus vite possible et me dire que c’était fait. Mais je ne m’y suis pas retrouvé en tant que lecteur, ça m’a laissé de marbre. Et puis une connaissance qui m’accompagnait en librairie a été intriguée par le roman qui se trouvait à côté de Chanson douce : Le Garçon de Marcus Malte, publié chez Zulma, qui avait eu le Femina. Elle l’a pris et quand on en a reparlé un peu plus tard, elle m’a dit que c’était incroyable, qu’elle n’avait jamais lu quelque chose comme ça et qu’elle l’avait dévoré. Je lui ai piqué pour le lire. Et Le Garçon, ça a été une sorte de choc de lecteur, je me suis demandé comment c’était possible que je n’aie jamais lu d’autre livre comme ça.
Qu’est-ce qui vous a autant marqué dans ce texte ?
On découvre un petit garçon dans une forêt avec sa mère. Cette dernière meurt, le garçon ne parle pas, ils n’avaient pas de lien avec la société. Il se retrouve seul et il va falloir survivre. Dès le début, il y a cette image hyper-marquante de ce garçon qui porte le corps de sa mère sur son dos et qui s’éloigne. Puis c’est l’entrée dans le monde du début du XXe siècle français, la culture de l’époque, tous les bouleversements en cours et qui arrivent simultanément. Marcus Malte entrecoupe tous ces chapitres en expliquant ce qui s’est passé à telle date, avec une énumération de faits, qui vient complètement bousculer la narration et mettre la micro-épopée de ce personnage dans la grande épopée de l’Histoire. Et on traverse comme ça 30 ans, avec tout ce qui fait l’humanité : l’amour, la haine, la violence, la douceur, etc. ; le tout dans un style absolument flamboyant et unique, en tout cas dans ce que j’ai lu en littérature francophone. C’est bouleversant.
Je me suis demandé pourquoi je n’avais jamais entendu parler de Zulma, de ces couvertures, alors que j’étais quelqu’un qui fréquentait les librairies.
Mais je pense que quand j’étais "universitaire", je ne prêtais pas trop attention à la littérature contemporaine en train de se faire. Et là je me suis vraiment intéressé au catalogue Zulma : je m’y suis retrouvé en tant que lecteur. À partir de là, mon objectif a été d’y entrer comme stagiaire.
Objectif atteint !
Pendant une année de césure, j’y ai passé six mois à faire un peu de tout, comme souvent quand on est en stage dans une petite maison d’édition ; il ne faut pas avoir peur de retrousser ses manches. C’est-à-dire autant accueillir les auteurs quand ils arrivent qu’assister la personne qui était en charge des relations libraires, établir les feuilles de route des déplacements d’auteurs, surtout qu’à cette époque - avant la pandémie -, il y avait vraiment énormément de déplacements. Et ça m’a plu. Je me suis dit pourquoi pas chercher du travail dans l’édition.
Ce à quoi je me suis attelé pas mal de temps, parce que ce n’est franchement pas facile quand on n’a pas de contacts et qu’on n’a pas fait un master d’édition. J’ai galéré, malgré quelques opportunités que j’ai refusées, parce que je ne me retrouvais pas dans le catalogue ou dans la philosophie de l’entreprise. Et puis il y a eu un départ chez Zulma et me voilà lancé pour assister la directrice, Laure Leroy, sur le back-office presse, tout le suivi des services de presse, la mise à jour des dossiers de presse, les relations avec les festivals, les salons, et les blogueurs beaucoup aussi. Quand je suis arrivé chez Zulma, c’était une de mes tâches principales, faire la communication sur les réseaux sociaux. Puis il y a eu le confinement, avec tous ses impacts, notamment dans l’équipe. La personne qui s’occupait de la relation libraires, de la commercialisation de nos livres, des salons, de la relation avec le diffuseur, le distributeur, est partie, après des années à avoir façonné le poste. En plus de ce que je faisais, j’ai pris le poste de relation libraires à ce drôle de moment.
Sans doute pas la période la plus évidente pour prendre ce poste, puisque vous ne pouviez rencontrer personne ?
J’étais cette espèce de voix fantôme que personne ne connaissait, à part par mail (rires). C’était vraiment très compliqué, car c’est quand même un métier où il y a besoin d’incarnation, les libraires, ont besoin de savoir à qui ils parlent. Et puis je ne connaissais pas du tout ce métier. Depuis maintenant trois ans et demi, j’ai construit les choses à ma façon. Plus ou moins laborieusement au début et désormais, je pense qu’on peut dire que c’est à peu près bon ! Parce que j’ai mes méthodes, qui ont été tout de même modelées par les impératifs des confinements et ses questions : comment garder du lien, communiquer sur les publications qui sortent quand on ne peut ni organiser des événements, ni voir les gens. Donc je passe beaucoup par le numérique. C’est-à-dire beaucoup de newsletters, de mails, des appels téléphoniques pour faire de la surdiffusion par téléphone, ne serait-ce que pour une question d’efficacité et de coût. Car c’est malgré tout très efficace de rester au bureau et de pouvoir appeler dix librairies en une matinée, plutôt que de se déplacer dans une ville, d’en voir cinq et de prendre vraiment le temps. C’est moins sympa, très efficace mais frustrant car on ne voit pas la réalité des librairies. C’est pourquoi depuis un an et demi, je me déplace beaucoup plus.
Je pense que c’est vraiment ce qui fait la différence dans les relations libraires : c’est de se déplacer, de voir les gens, qui ils sont, entre les tables et les étagères, comment sont configurés les lieux, quelle est la particularité de chaque librairie.
Parce que par exemple grande et petite librairie indépendante, ce n’est pas pareil. Et c’est ça qui est passionnant.
Ciblez-vous un type particulier de librairies ? Ou considérez-vous qu’il faut parler au plus grand nombre ? En fonction des librairies, y a-t-il une nécessité d’adapter son discours ?
Je suis plutôt partisan de travailler avec tout le monde ; je parle autant avec des libraires de la Fnac qu’avec des libraires de petites librairies indépendantes engagées, ayant un choix éditorial très précis. Je pense qu’il ne faut même pas spécialement adapter son discours. Vous arrivez, vous êtes la personne que vous êtes face à des gens aussi variés les uns que les autres. Et ce sont des relations ! Avant même la passion du livre, si vous n’aimez pas le contact avec les gens, si vous n’avez pas la souplesse d’esprit de se dire que la personne face à vous a sa vision et qu’il faut s’y adapter, ce sera plus compliqué. Il n’est pas question de dire à un libraire qui n’a pas aimé un de nos livres que moi non plus je ne l’aime pas parce que lui ne l’aime pas, mais j’écoute ses arguments. Et ce n’est pas grave, tant qu’il y a au moins un titre qui leur permet de s’attacher à Zulma, qu’ils se disent "Ah mais oui, c’est vrai, il y avait ça que j’avais adoré chez Zulma et si j’ai aimé tel titre, je peux aimer tel autre". Et mon boulot, c’est de dire par exemple à quelqu’un qui a aimé Zoyâ Pirzâd qu’il pourrait peut-être aimer L’Automne est la dernière saison de Nasim Marashi. Dire que c’est aussi de la littérature iranienne est un argument un peu trop facile, il faut aller plus loin, lui prouver qu’il peut retrouver ce qui fait la spécificité de cette littérature, cette vision d’une narratrice, iranienne, qui vient nous offrir une vision d’un Iran totalement différent de ce que l’on imagine en France, avec une écriture pleine de douceur et en même temps cette plume au scalpel qui vient ouvrir quelque chose et regarder vraiment précisément ce qu’il se passe.
Concrètement, comment vous organisez-vous ? Parce qu’il s’agit en partie de retenir ce que chaque libraire a aimé/vendu…
Après le Covid, il y a eu beaucoup d’ouvertures de librairies et de turn-over. Et moi, je ne fais pas que ça, je m’occupe aussi des festivals, de la communication, ce qui prend énormément de temps. Donc j’ai cette frustration de ne plus avoir une relation ancrée avec un très grand nombre de librairies. Depuis peu, Sébastien Goullart a rejoint Zulma pour aussi travailler sur les relations libraires, donc je pense qu’on va pouvoir être plus efficaces, plus concrets. Mais pour vous répondre, je note absolument tous les coups de cœur des gens, tout ce que j’ai envoyé et à qui, ce que telle personne a aimé ou non, ce qu’on s’est dit au téléphone ou pendant une visite en librairie. Quand je vais en tournée, j’ai toujours mon téléphone à la main car pendant qu’on parle, je pense à envoyer tel titre, je me fais tout le temps des mails à moi-même, parce qu’en une heure, on a le temps de se dire plein de choses, j’ai des idées de livres qui pourraient plaire au libraire qui me viennent, de projets de rencontres ou d’événements.
Ce qui suppose aussi, mine de rien, d’essayer de lire beaucoup ce qui se fait chez les autres éditeurs. Parce que sinon, j’ai l’impression d’être idiot en librairie, d’être trop centré sur Zulma, de ne pas être honnête et de justement ne pas avoir cette souplesse qui permet de dire "Ah tu as aimé le dernier Hervé Le Corre, et bien chez Zulma on a aussi des plumes qui sont des grandes plumes du roman noir, on a Pascal Garnier, Marcus Malte, Ricardo Piglia, Eduardo Antonio Parra…". Ce sont plein de petites choses comme ça qui permettent de jongler entre ses lectures, celles des libraires, et de tirer des fils conducteurs.
Vous vous occupez également de la communication. Quelle est la stratégie adoptée par la maison ?
Comme avec les confinements tout s’est arrêté, on ne voulait pas pour autant que les liens avec les lecteurs et les libraires soient rompus. Donc avec Laure Leroy, on a inventé la newsletter "des nouvelles pour échapper aux nouvelles" qui offrait une nouvelle d’un recueil d’un de nos auteurs, tous les deux jours, avec les lecteurs. L’audience a vraiment explosé et pour vous dire c’était la première fois que j’entendais parler d’une newsletter sur France Inter. Puis on a inventé La Somme de nos folies, une newsletter hebdomadaire, qui a pris plusieurs formes. On y parle du livre de la semaine, mais à partir de cette nouveauté, on développe tout un fil conducteur avec une sélection dans le fonds, qui est extrêmement important pour nous. Après, on propose les actualités, avec notamment le déplacement des auteurs, et puis un choix ciné pour conclure. Les newsletters, on en a préparé des centaines, toutes éditorialisées !
C’est vraiment quelque chose qui sert la maison, je pense. À la fois pour son image publique, dynamique et joyeuse. Et concrètement puisque ça nous permet ensuite de tout développer sur les réseaux sociaux, où on est quand même assez "agressifs" puisqu’on publie beaucoup. Et puis ça a aussi servi toute la construction de nos newsletters de programmes, qui sont envoyées aux journalistes et aux libraires. Mais ces newsletters vont me rendre chauve, car elles évoluent sans cesse, parce qu’à mon avis c’est plus dur de communiquer avec les professionnels qu’avec le grand public.
Pour divulguer auprès des lecteurs, les réseaux sociaux sont-ils désormais un outil vraiment indispensable ?
C’est compliqué de répondre à cette question concrètement.
Je pense que ce n’est plus possible de se passer des réseaux sociaux. Pour autant, je pense que ça passe avant tout par la librairie.
C’est indéniable, c’est là que ça se passe. Parce que les utilisateurs des réseaux sociaux, ce qu’on veut, c’est qu’ils aillent en librairie et qu’ils achètent nos livres. Sur les réseaux sociaux, je veux parler aux lecteurs, et parmi eux je comprends les libraires, parce que ces lecteurs sont tellement assaillis d’informations dans tous les sens qu’ils s’y perdent. Et je me dis que dans ce flux on peut les accrocher visuellement, s’ils voient une micro-seconde une de nos couvertures, être tentés de le lire. J’aimerais vous dire que j’ai vu un succès se faire chez Zulma à partir des réseaux sociaux, mais dans les faits, ça marche sur les réseaux aussi parce que ça marche en librairie, et/ou par la presse. C’est une sorte de cercle vertueux.
Selon vous, qu’est-ce qui fait la singularité de Zulma dans le paysage éditorial français ?
Le plus simple, ce serait de vous répondre : les couvertures. Le changement de couverture, c’était en 2006. Et je regrette de ne pas avoir vécu de l’intérieur ce moment, qui est vraiment une révolution. Tout le monde vous le dira dans le milieu. Laure a eu une idée de génie, combinée avec le talent de David Pearson qui est le graphiste anglais qui fait toutes nos couvertures depuis. On lui pitche les textes et ensuite, c’est son imaginaire qui travaille. Ce qui fait que les lecteurs nous repèrent toujours un peu en librairie, avec nos couvertures qui ressortent sur les tables.
Ce qui fait la singularité de Zulma, c’est aussi cette volonté de défendre une certaine vision de l’imaginaire dans nos livres.
C’est aussi notre collection de poche Z/a, qui existe depuis 2013. Elle prend un vrai essor et représente vraiment notre vision d’une bibliothèque idéale.
Pour être honnête, on est en train de travailler depuis quelque temps sur ce qui définit vraiment Zulma, qui existe depuis 30 ans maintenant, car c’est en fait assez dur d’expliquer ce que c’est une maison, ce qui en fait sa spécificité, son essence quand on vit dedans et qu’on nage dans le catalogue tous les jours. C’est dur de l’expliquer à tout le monde : que ce soit aux libraires qui vivent entourés de centaines de maisons d’édition et aux lecteurs qui bien souvent sont incapables de nommer un éditeur. Mais avant tout ce sont des littératures du monde entier, une phrase facile à sortir, puisque c’est notre slogan…
Et en même temps, c’est un bon résumé, puisque vous proposez de la littérature provenant de tous les horizons, ce qui est assez rare pour une maison d’édition n’appartenant pas à un grand groupe.
J’ai entendu Laure Leroy poser une question au public, qui m’a beaucoup frappé : "Est-ce que vous savez ce que c’est le malayalam ?" La plupart des gens vont vous répondre non. Parfois, une personne sur cent saura répondre que c’est une langue indienne ! Et ensuite on demande s’ils savent combien de personnes parlent cette langue. Là, plus personne ne répond. Le malayalam est parlé par 35 millions de personnes. Alors on se dit qu’il y a forcément dans cette foule des personnes qui vous racontent des histoires remarquables. Et si ces gens racontent des histoires, ce sont forcément des histoires imprégnées d’une culture, d’une Histoire, qui vous embarquent. Vous ouvrez Basheer et vous êtes emportés dans des espèces de contes, qui racontent l’Inde du début du XXe siècle, avec une beauté, une douceur, une sensibilité qui lui est propre et qui ne peut pas nous laisser de marbre.
On peut parler de Rosa Candida aussi, qui est un des gros moments de la maison, un gros succès de librairie. 2010, ça a vraiment été le raz-de-marée Ólafsdóttir, qui a ensuite été couronnée du Prix Médicis étranger en 2019 pour Miss Islande. Mais quand on a publié cette autrice, c’était peut-être la première fois que le lectorat français était confronté à de la littérature islandaise qui n’était pas du polar. Et maintenant, ça serait aberrant de penser qu’on puisse ne pas lire de littérature islandaise, que ce soit Stefánsson ou autre. Leur sensibilité, leur travail sur la langue nous parlent, je ne connais personne qui n’ait pas été renversé par cette littérature.
Chez Zulma, vous allez avoir cette impression en lisant par exemple Abdelaziz Baraka Sakin, Basheer, Ólafsdóttir, Pramoedya Ananta Toer, Hwang Sok-yong : vous allez ouvrir le livre et dès le premier paragraphe, vous vous dites "Ah oui, d’accord, là c’est un grand écrivain". Et encore plus qu’un grand écrivain, j’ai le sentiment qu’ils me parlent intimement, que ce sont des amis. Et si je n’aime pas trop le terme "dépayser", parce que ça fait un peu agence de voyage, cette littérature vous emporte vers un ailleurs, ça vous fait rêver.
Et je crois que c’est ce que je recherche dans la lecture et que je suis aussi attaché à ce catalogue, parce que de nos jours, rêver c’est peut-être un des derniers actes révolutionnaires à la portée de tout le monde.
N’importe quel livre de Zulma va vous emporter dans quelque chose. Et puis, on ferme les yeux et des images reviennent. Moi ça me bouleverse et c’est ce que j’aimerais que les lecteurs ressentent aussi en ouvrant un livre de Zulma.
On peut donc vivement remercier le travail des traducteurs pour toutes ces découvertes ?
La littérature étrangère vit grâce aux traducteurs ! Tous nos textes traduits non anglo-saxons le sont directement de la langue source. On n’aurait jamais découvert Abdelaziz Baraka Sakin sans le travail de Xavier Luffin. Ni toute cette littérature islandaise sans Catherine Eyjólfsson, Éric Boury et Jean-Christophe Salaün. Il y a même une blague qui court et qui dit qu’il ne faut pas qu’Éric et Jean-Christophe prennent le même avion. Ce serait un drame pour la littérature islandaise s’il venait à arriver quelque chose ! Quant à François-Michel Durazzo, ce dernier est juste impressionnant lui qui traduit le catalan, le grec, le corse, l’italien, l’espagnol, le turc… Sans lui on n’aurait jamais découvert Miquel de Palol ou David Toscana. Dans la culture littéraire, ne pas avoir accès à des textes comme ça, ce serait dingue. Pareil pour l’Iran avec Christophe Balaÿ qui a traduit Zoyâ Pirzâd et L’automne est la dernière saison… Sans lui, je suis presque sûr qu’on en serait encore à penser l’Iran contemporain comme un pays où il ne se passe rien, comme on peut grossièrement l’imaginer aujourd’hui.
Outre la connaissance d’un autre pays, selon vous, que peut nous apporter la lecture de littérature étrangère ?
Elle sert aussi à connaître d’autres manières de penser, de se raconter des histoires et de vivre tout simplement.
Je pense par exemple à Charrue tordue, texte brésilien d’Itamar Vieira Junior. C’est très politique et en même temps on est emporté dans un imaginaire incroyable où se déploie le culte du Jarê et son vaudou… Attention, je ne vous parle pas de réalisme magique. C’est pareil pour tout le pan de la littérature haïtienne ou jamaïcaine chez Zulma comme L’étoile Absinthe de Jacques Stephen Alexis ou By the rivers of Babylon de Kei Miller (traduit de l’anglais par Nathalie Carré), je n’aime pas utiliser cette expression. Laure Leroy me racontait justement qu’un auteur haïtien disait : "Vous, vous parlez de réalisme magique, mais pour nous, c’est le réel." Se rendre compte de ça, déjà c’est faire un bond énorme dans son ouverture d’esprit, réaliser à quel point nous sommes coincés dans une pensée étriquée. Si vous vous dites que la réalité est ce qu’elle est, mais qu’il y a aussi d’autres possibilités de réels, vous avez quelque chose de génial qui s’ouvre et je pense que c’est finalement ce que je recherche, en tant que lecteur. Pour voir au-delà de notre réel, de l’immédiat, vous n’avez qu’à plonger dans un bouquin, le temps ralentit et vous êtes absorbé dans autre chose.
Même la littérature française qu’on publie, avec Jean-Marie Blas de Roblès, Hubert Haddad, Yahia Belaskri, par exemple, ce sont des manières de s’intéresser à autre chose que notre Hexagone. Les deux derniers sont à l’origine de la revue Apulée, Jean-Marie Blas de Roblès est aussi très investi. Cette revue agrège des auteurs de toutes les rives de la Méditerranée pour s’attaquer à des thématiques telles que la liberté, les droits de l’homme, etc. Et ça donne une revue passionnante, assez peu connue du grand public malheureusement, très difficile à défendre car coûteuse. Vous y repérerez des voix, des manières de penser, vous avez des dossiers sur des auteurs qu’on a complètement oubliés. Et ça sert à ça aussi une maison d’édition.
Qu’attendez-vous d’un texte littéraire ?
En ce moment, je me pose beaucoup la question sur ce que c’est qu’être un lecteur, et encore plus ce que je suis moi en tant que lecteur. Je sais qu’on est beaucoup dans la profession à s’interroger là-dessus, que les libraires n’en peuvent plus parce qu’il y a beaucoup trop de livres et trop peu de temps. On est un peu tous entraînés dans une espèce de spirale dont on a du mal à sortir et j’ai l’impression que, si ça ne date pas d’hier, ça s’est vraiment renforcé avec la pandémie et que ça ne part pas.
Je lis évidemment tous les livres de Zulma, ce qui prend du temps car bien sûr ce n’est pas pendant les heures de bureau. Et quand je lis du Zulma, je ne lis pas autre chose. J’essaye de lire beaucoup de poches ou de grands formats qui ne sont plus disponibles ou des livres d’auteurs qui ne sont plus sur les tables des librairies, mais dont je me dis que ça pourrait être bien qu’ils soient repris dans la collection de poche. Mais j’essaie aussi de lire le plus possible de titres d’autres maisons pour voir ce qu’il se fait, même s’il y en a beaucoup que je ne finis pas.
Pour quelle raison ?
C’est ce que j’essaye de comprendre, car je pense être un gros lecteur depuis tout petit. J’étais si boulimique que ma prof de CM1 m’a mis entre les mains La Communauté de l’anneau de Tolkien, en me disant que ça allait me calmer. Mais je suis compulsif et trois semaines après je suis retourné la voir pour lui dire que c’était super. Je suis sûrement passé à côté de beaucoup de choses, mais j’ai tout lu. J’ai profité d’une semaine de grippe pour lire le 2e tome en une semaine (rires) ! Je fais partie de cette génération où Harry Potter est sorti pour la première fois en France. Le Seigneur des anneaux, je trouvais ça génial, j’étais transporté dans les chants elfiques et voilà que le film sortait en même temps au cinéma. Et je suis un lecteur qui a baigné dans ce genre de lectures, dans cet imaginaire renforcé et accompagné par le cinéma.
En tout cas, ce que je recherche, ce n’est pas tant le style qu’une narration qui va me couper du monde.
Et je pense que c’est pour ça que je commence beaucoup de bouquins que je ne finis pas, parce que pour être honnête, au bout de 100 pages, j’ai l’impression d’avoir compris où on allait en venir. Il m’arrive malgré tout d’en reprendre certains plusieurs mois après, avec un vague souvenir et en fait de les trouver super. Ça dépend de l’humeur aussi. Mais sur ma table de nuit, j’ai 20 livres entamés.
C’est aussi dû à ma formation, sans doute : je lis beaucoup de poésie. Et Michaux par exemple, en un poème il vous raconte une histoire qu’un auteur aurait mis 300 pages à écrire ; il est beaucoup plus subversif en un poème qu’on ne le serait en 300 pages. Desnos, un poème c’est 1.000 images. Et vous avez une espèce de crise d’épilepsie devant ce truc !
Et puis ma génération est abreuvée de séries TV où vous lancez un épisode, puis dans le 2e la narration ne vous plaît plus trop, donc vous passez à une autre série. Les jeux vidéo aussi se sont vraiment démocratisés depuis une vingtaine d'années : c’est un nouvel art qui s’est créé avec une méthode de narration qui est parfois absolument bluffante. Si La Légende de Zelda a autant de succès, c’est parce que le personnage s’appelle Link. C’est un personnage qui ne parle pas, il est juste là à contempler le monde, il lui arrive plein d’aventures, et il fait le lien avec le joueur, c’est le joueur qui est Link. Et la narration proposée devient radicalement différente, difficile ensuite de pouvoir accrocher quelqu’un avec un schéma narratif classique. On en retrouve peut-être des traces aux éditions de L’Ogre, par exemple, qui publient des livres avec une narration qui s’inspire beaucoup de ça je trouve, parce que ce sont de jeunes auteurs qui ont, c’est certain, passé des heures et des heures à jouer à Zelda et/ou d’autres jeux. Voilà, c’est difficile de répondre, je suis vraiment en pleine réflexion…
Je risque tout de même la prochaine question… Quels sont les titres que vous ayez lus et beaucoup aimés ces derniers temps ?
Ma dernière vraie fascination pour un auteur, c’est Hervé Le Corre, parce que je n’ai jamais trouvé un de ses livres mauvais. Son diptyque qui se passe pendant la Commune (L’Homme aux lèvres de saphir et Dans l’ombre du brasier, chez Rivages), c’est juste magistral. Que ce soit dans l’écriture, dans le rythme, dans ce que ça raconte, dans cette manière qu’il a d’utiliser cette époque pour parler de la nôtre, et on peut même lui passer ses grandiloquences car un alexandrin d’une poésie folle vient d’un coup vous scotcher à la page sans prévenir. Hors Zulma, le dernier livre que j’ai fini, c’était son dernier roman : Qui après nous vivrez. Je l’ai lu en deux jours.
En fait, je m’aperçois que je suis un grand lecteur de romans noirs, et à mon sens la collection Rivages noir est l’une des plus incroyables. James Lee Burke par exemple, je trouve ça formidable, ses descriptions de la Louisiane me donnent juste envie d’y aller pour voir ce coucher de soleil aux teintes violacées au-dessus du bayou. C’est ça, ce qui va m’attirer : des atmosphères, de la narration, plus que le style. De la même manière, j’aime beaucoup Richard Morgiève aussi, chez Joëlle Losfeld, c’est là encore un véritable virtuose : lisez Le Cherokee et Cimetière d’étoiles, vous allez découvrir l’un des méchants les plus effrayants et des personnages complètement frappés. On m’a fait lire Un privé à Babylone de Richard Brautigan chez Bourgois, c’était d’une sacrée poésie noire. J’ai aussi été profondément marqué par l’inventivité de La Rouille de Eric Richer chez L’Ogre. Et puis bien sûr, le maestro Cormac McCarthy avec La Route mais surtout Méridien de sang chez L’Olivier. Chez tous ces auteurs, vous êtes parmi les dingues et les paumés pour citer Thiéfaine.
Pour l’aventure, le bizarre, ou les romans monstres, j’ai bien aimé Les Marins ne savent pas nager de Dominique Scali chez La Peuplade, L’homme qui savait la langue des serpents de Andrus Kivirähk au Tripode, Juan José Saer au Tripode aussi. Solénoïde de Mircea Cărtărescu ou encore Notre part de nuit de Mariana Enriquez qui eux ont une forme de gothisme vertigineux, hypnotique qui me fascine. Bref, des romans qui font la part belle à l’imagination, au plaisir d’emporter dans des univers.
Et de manière plus surprenante, je garde un très bon souvenir de la biographie d’Henri Michaux par Jean-Pierre Martin : parce que Michaux en Équateur, c’est tout un roman d’aventures.
Et chez Zulma ?
Je pense tout de suite au Jardin des sept crépuscules de Miquel de Palol, une espèce de roman hors norme. Vous suivez un groupe de personnes qui échappent à l’apocalypse nucléaire et savent qu’ils vont mourir. Ils sont au sommet d’une montagne, dans un grand château et pendant sept jours et sept nuits, ils vont se raconter des histoires. Vous partez de sept personnages, vous en avez 150 à la fin, vous avez des histoires, dans les histoires, dans les histoires… Il y a huit niveaux de narration et c’est absolument génial, je n’ai jamais rien lu de tel. C’est une littérature qui mélange la science-fiction, l’espionnage, le roman d’aventures, la poésie… Ce qui me ramène à Solénoïde ou La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, ces romans monstres qui vous impressionnent de prime abord et en fait, à partir du moment où vous en avez franchi le seuil, vous êtes emporté par la narration, par l’atmosphère bizarre qui s’en dégage.
Plus récemment, j’ai été très enthousiasmé par Le Dernier Revival d’Opal & Nev de Dawnie Walton, c’est un roman américain, ce qui est assez rare pour être noté chez Zulma. Avant, quand je m’ennuyais, je regardais des épisodes de Tracks sur Arte et j’ai retrouvé cette ambiance dans ce roman, avec tous ces personnages qui parlent du groupe Opal & Nev, un groupe très connu des années 1970 qui n’a pourtant jamais existé ! C’est une espèce de fiction sur le milieu musical, mais qui parle aussi des États-Unis à l’heure actuelle.
Et puis j’ai un amour dingue et inconditionnel pour l’œuvre de l’auteur soudanais Abdelaziz Baraka Sakin Les Jango, Le Messie du Darfour, enfin tout. Je trouve qu’il a cette manière irrévérencieuse de parler de choses graves, de gros bouleversements, d’une région du monde qui est soumise à la violence continue… Mais il le fait avec un imaginaire fort et un humour qui déride et fait du bien.
Est-ce qu’il y a un ou des titres que vous ayez régulièrement offerts ?
J’offre souvent des livres, mais je n’ai pas un livre que j’offre à tout le monde. J’adapte mes choix en fonction des goûts de chacun. Je fais un peu comme avec les libraires !
Mais j’ai des livres sur lesquels je suis intarissable, pour lesquels il faut appuyer sur le bouton stop pour que je m’arrête. J’en ai cité plein tout à l’heure, mais pour moi quelqu’un qui n’a pas lu Desnos et qui dit aimer la poésie… je ne peux pas laisser passer ça ! Et Michaux, encore et toujours, parce que pour moi, c’est incomparable, ils nous permettent d’appréhender ce qu’il se fait maintenant.