Sébastien Wespiser : “Faire vivre un livre six mois, c’est déjà une aventure en soi.”

Ancien libraire, Sébastien Wespiser - entre deux relectures d’Eureka Street - gère aux côtés de Nadège Agullo la maison d’édition portant le nom de cette dernière, qu’il a cofondé et dont il est directeur commercial. Une entreprise littéraire qui vise à mettre en avant la littérature européenne. Il nous parle de cette aventure, non dénuée d’obstacles, mais menée avec passion et l’envie d’accompagner au plus près leurs auteurs

Lorsque je vous ai contacté la première fois, avant l’entretien, vous m’avez écrit : "Mon métier, c’est de lire"…

Je crois que je sais faire deux choses. Tout d’abord, vendre des livres, concrètement. Et faire comprendre qu’un livre, un auteur, un éditeur, une autrice, une correctrice, une traductrice, ça n’existe qu’à partir du moment où le livre est acheté. Et je dis bien acheté, pas lu. Que ce soit dans une librairie ou dans une médiathèque, il faut d’abord qu’il y ait un acte d’achat. Car c’est ce qui va fixer un livre, et faire en sorte que l’éditeur, l’auteur, la correctrice vont pouvoir continuer leur activité.

Donc voilà, je crois que je sais vendre, et je crois que je sais lire. Mais dans un certain domaine. Il y a un niveau de littérature nécessitant des années d’études que je n’ai pas faites, par exemple pour une littérature contemporaine extrêmement exigeante et codée. Chose que j’admire, mais ce n’est pas l’univers auquel je me destine.

Ce qui fait que je suis arrivé là où je suis aujourd’hui, c’est que j’ai toujours aimé lire. Le lien, c’est vraiment la lecture. Une lecture qui me permet d’être quelqu’un d’autre que ce que je suis. Et surtout, avec du recul, c’est apprendre l’autre. Je crois qu’à travers la lecture, j’apprends depuis que je suis adolescent. Puis j’ai fait des études d’Histoire, donc je suis sensible à une évolution de la société, à des mœurs différentes, à un monde qui change. La lecture me permet d’essayer de faire le lien et de découvrir des tas de choses. Puis d’être, peut-être, un peu moins bête. Pour moi, c’est un lieu d’évasion, de calme et d’émerveillement. Alors, là pour le coup, je vais être un peu hyperbolique, mais oui d’émerveillement ! Le monde qu’il y a dans la tête des auteurs et des autrices, ça me fascine. Et ça me repose.

Vous placez en avant la question de la vente. Lorsque l’on est à la tête d’une maison d’édition, on se doit donc d’être avant tout pragmatique ?

Dans tout ce petit monde, on ne parle jamais d’argent. Nadège Agullo, Estelle Flory et moi-même avons monté une entreprise, qui est une maison d’édition. Et avec notre propre argent ; on n’est pas des héritiers. Pour avoir des fonds, j’ai dû vendre le petit appartement parisien que j’avais.

C’est une entreprise et je dois payer les auteurs, les correcteurs, l’imprimeur, le graphiste, la distribution, les voyages en train, mes auteurs ne se télétransportant pas. C’est biaisé de toujours parler de la littérature. C’est bien gentil, mais pas suffisant… Il y a une blague qui court : comment devient-on millionnaire dans l’édition ? En étant milliardaire avant de commencer. Donc ça résume assez bien la situation. Après, au contraire, les éditions Gallimard prouvent qu’on peut bien progresser. Et je trouve que dire ça, c’est l’inverse de déromantiser. Au contraire, une fois qu’on a évoqué l’aspect financier des choses, on peut réellement parler de la littérature.

Vous avez fondé la maison d’édition il y a huit ans…

Une maison d’édition existe aux yeux de tous et de toutes à partir du moment où vous entrez dans une librairie et qu’il y a des livres avec noté dessus le nom de la maison d’édition, en l’occurrence éditions Agullo. Les premiers livres sont arrivés en mai 2016, avec notamment un auteur qui nous est fidèle depuis, Valerio Varesi, et dont nous publions toujours un livre par an.

On a publié le même jour trois livres. Ce que je ne conseille pas aux futurs éditeurs : c’était trop. Un livre qui s’appelle Refuge 3/9 d’Anna Starobinets, un autre qui s’appelle Spada de Bogdan Teodorescu et un autre qui s’appelle Le fleuve des brumes de Valerio Varesi. Un livre russe, un livre roumain, un livre italien. Et c’est beaucoup trop pour une jeune maison, il fallait être beaucoup moins prétentieux que ça. Même si ce n’était pas par prétention, mais par volonté d’expliquer, à travers la littérature, ce qu’on voulait faire.

Pourquoi considérez-vous que ce n’était pas une décision pertinente ?

C’était beaucoup trop d’argent dépensé d’un seul coup. Et quatre mois après le début de la maison d’édition, il fallait déjà réinjecter de l’argent, parce qu’on avait été trop imprudents. Puis on avait notamment choisi un texte beaucoup trop complexe. Mais on apprend en faisant. Et il faut parfois faire un peu profil bas, c’est beaucoup plus intelligent.

Quel bilan faites-vous quant à vos premières années d’activité ?

Pour une maison de la taille de la nôtre et avec les moyens que nous avons, il faut produire peu, se concentrer sur des projets auxquels on adhère à 350%. Ça leur permettra d’avoir une durée de vie supérieure à un mois, parce qu’on va en parler pendant des mois et des mois, les porter, essayer de trouver des interstices pour que les textes soient lus.

Une première chose qui a été très importante pour nous, au bout de cinq ans, a été de décider de resserrer notre projet et de ne travailler que sur l’Europe. Dans un premier temps, on publiait des textes qui venaient de partout dans le monde. Et quand vous créez une maison d’édition, il faut trouver son identité, quelque chose qui soit un périmètre. Alors ce périmètre peut être grand, mais il ne faut pas non plus qu’il soit trop petit, sinon on devient ultra-spécialisé et ce n’est pas facile. Donc au début, notre mot d’ordre, c’était d’éditer ce qui nous plaisait, mais c’était un peu prétentieux car on aimait la littérature de partout. Et ce n’est possible que quand on est grand. Alors avec Agullo, maison de l’Europe, on travaille sur le continent européen. Un continent, pas politique au sens de la Communauté européenne, mais un continent géographique, qui peut parfois nous mener à un auteur que l’on a publié, qui explore le lien entre la France et le Maroc, parce que ça reste l’Europe. Ou la Russie, même si c’est plus compliqué depuis un an et demi.

C’est du frottement, de la discussion entre nous, voir ce qui marche et ce qui ne marche pas, regarder ce que font les autres. Et puis c’est aussi beaucoup d’humilité. Moi qui ai un melon colossal, c’est aussi d’apprendre qu’on ne va pas réinventer l’eau chaude. Il faut dire quelque chose et essayer d’explorer ce que les autres ne font pas. Aujourd’hui, publier de la littérature américaine par exemple, pourquoi est-ce que nous on le ferait ? Qu’est-ce qu’Agullo peut faire de mieux que Gallmeister, Albin Michel ou tant d’autres en France ? Et bien rien.

D’autant plus qu’il reste pas mal de territoires qui ne sont pas énormément explorés. Sur votre catalogue, on retrouve un certain nombre d’auteurs provenant d’Europe de l’Est, ce qu’on ne voit pas très fréquemment. Donc il y a peut-être plus à apporter ?

Ça, c’est vraiment dû à l’histoire de Nadège et Estelle au départ. Estelle a un vrai tropisme vers la culture russe. Et Nadège, avant de fonder Agullo, a travaillé à Londres, où elle était responsable des droits dans une maison d’édition anglaise. Et elle avait ce tropisme vers l’Est de l’Europe. C’est elle qui a senti, animée par sa volonté de découvrir, de comprendre, qu’il y avait un énorme potentiel d’une littérature inexplorée, peu traduite dans la partie est de l’Europe. Et notamment l’Europe de l’Est centrale. Et moi, ce qui m’intéresse plus, c’est l’aspect latin, donc j’ai poussé pour la Croatie, effectué une recherche autour de la Méditerranée. Mais ça ne nous a pas empêchés d’aller en Suède aussi, par exemple. On essaye des choses, de cartographier l’Europe, de manière pas du tout exhaustive évidemment, mais d’amener des fragments de culture de différents pays européens et de faire progressivement, en accumulant textes, époques, auteurs et autrices, un puzzle européen.

Étant peu nombreux à vous occuper de la maison d’édition, êtes-vous plutôt des couteaux suisses ou vous répartissez-vous très formellement les fonctions ?

On a chacun des spécialités, qui sont liées à nos compétences soit estudiantines, soit personnelles. Nadège est historiquement une spécialiste des droits, des contrats, a cette appétence avec les centres culturels des pays de l’Est. Elle a voyagé là-bas. Récemment, elle était en Ukraine avec les instances culturelles européennes. Et moi, c’est plus un aspect commercial, de relation avec les auteurs, les libraires et aussi avec la littérature contemporaine française, puisque c’est moi qui ai amené Frédéric Paulin, Yan Lespoux (lire son entretien) ou Alexandre Courban, que nous allons publier au mois de janvier 2024 (Passage de l’Avenir, 1934, ndr). Mais il n’y a pas non plus de domaine réservé et cette idée du couteau suisse est la bonne, puisque nous sommes une petite structure. Nous avons une attachée de presse, mais si demain l’un de nous deux rencontre un journaliste, il va faire son travail. C’est une entreprise et elle doit être défendue du lundi au dimanche, d’une façon ou d’une autre, avec chacun son temps, sa vision des choses. Nos tâches ne sont pas étanches.

Vous semblez beaucoup accompagner les auteurs. En quoi cela vous semble-t-il important ?

Je pars du principe qu’on a un contrat financier avec les auteurs, mais aussi un contrat moral. C’est une des spécificités d’Agullo : on accompagne nos auteurs en dédicace, sur les festivals, le plus possible. Même si parfois c’est compliqué, quand on a trois auteurs à trois endroits différents. Mais il y a cette forme de contrat moral à faire tout ce qu’on peut, que ce soit sur le plan commercial ou sur le plan intellectuel. À partir du moment où on dit oui à un texte, on essaye de faire tout ce qu’il faut. Et parfois ça marche, ou non. Mais par exemple j’en avais beaucoup parlé avec Soufiane Khaloua, dont le livre, La Vallée des Lazhars, est paru avant l’été : "L’objectif c’est que ton livre dure jusqu’à après l’été". On en est là, dans ce maelstrom de publications : faire vivre un livre six mois, c’est déjà une aventure en soi…

Qu’est-ce qui selon vous permet justement au roman d’avoir une plus longue durée de vie ? Le fait de publier peu offre-t-il encore plus cette opportunité ?

Je ne jette pas la pierre aux grands groupes qui ont des obligations de production et ne peuvent pas faire ce que nous faisons. Alors nous, c’est beaucoup plus fragile économiquement, mais ça nous offre cette plus grande liberté. Ce qui permet à un livre de vivre plus longtemps, c’est un écosystème. C’est une volonté, d’abord, de considérer qu’on n’est pas obligé de publier quelque chose par hasard. C’est un texte qui a été choisi, parce qu’on considère qu’il dit quelque chose.

Et il dit quelque chose qui n’a pas été écrit, vu mille fois. On n’invente pas grand chose, les grandes thématiques de la littérature évoluent assez peu. Mais cependant, quand Soufiane parle de la double appartenance, je crois qu’il le fait d’une façon qui est nouvelle, que je n’avais pas lue auparavant. Avec un ton, avec un style qui font que ça justifie qu’on imprime son livre, qu’on se batte pour lui et pour son texte.

L’accompagner, c’est continuer à envoyer des livres à des prix littéraires, participer à des salons, faire des rencontres librairies. Donc le livre continue à vivre. Ce n’est pas un produit jetable. On n’a pas fait un livre pour vite passer à l’autre. Quand je me déplace avec un auteur, il parle de son livre et moi je parle des autres auteurs. Chacun nourrit l’autre. C’est aussi rebondir sur un texte dès que c’est possible. Ce sont beaucoup des métiers de contact en fait.

Vous venez de publier pour la première fois un recueil de poésie, L’invisible est lumineux de Maria Galina. Pouvez-vous nous en parler ?

On vient de publier la poésie de Maria Galina, une autrice russe qui est désormais à Odessa et a choisi l’Ukraine. On sait qu’on va en vendre quelques dizaines, quelques centaines. Mais au milieu de ce conflit, on s’est dit qu’on allait lui faire un petit coucou. On ne peut pas arrêter les bombes, mais on peut dire que la littérature existe au milieu du chaos, avec sa poésie. On a essayé de faire ça comme ça. Et ce petit livre, tout petit par la taille, et bien je vais aller en parler à droite, à gauche, à côté de Yan dont le livre est un succès beaucoup plus important.

Mais c’est la première, et probablement la dernière fois, que nous le faisons. Publier de la poésie, c’est très particulier et on n’a pas vocation à exister sur ce créneau. Il y a des gens qui le font extrêmement bien, en France. Mais là, c’était particulier : Maria est une poétesse de longue date et nous avons publié deux de ses romans, qui sont une littérature très exigeante, tout en étant très drôle. Maria est une femme brillante et facétieuse, incroyable. Vraiment une intellectuelle d’exception. Et de temps en temps, je crois qu’un petit signe, c’est important. C’était dire qu’au milieu de cette guerre, de l’indicible, parfois les mots sont toujours mieux que rien. Une manière de dire qu’il y a de la vie et de la beauté. Parfois dire la beauté au milieu des carnages, c’est mieux que rien.

Sur un plan financier, en misant principalement sur des textes de littérature traduite, de langues minoritaires, ce sont des choix assez audacieux que vous faites…

On a des relations très intenses avec les institutions européennes qui nous aident à traduire des langues minoritaires, parce que ce sont des enjeux politiques et commerciaux extrêmement lourds. Quand on traduit du slovaque, par exemple, on sait qu’on ne fera pas de grosses ventes. Donc on a besoin d’aides. Et en même temps, il faut continuer parce que ça permet de comprendre ce continent, que l’on est tous liés politiquement, intellectuellement. Mais pour qu’un Français comprenne un Allemand, ou un Slovaque comprenne un Polonais, c’est autre chose : on n’a pas tous les mêmes vies, les mêmes histoires. Et je pense que la littérature, c’est une possibilité parmi beaucoup d’autres, ça aide.

C’est compliqué ces derniers temps pour la littérature étrangère, c’est vrai. Il est évident que si on veut gagner de l’argent actuellement dans l’édition, il ne faut pas traduire des langues minoritaires ! Il faut traduire du japonais, de l’américain, même plus que de l’anglais… Je ne sais pas s’il y a un repli sur soi ou une baisse de niveau culturel, parce que ce n’est pas à exclure. La littérature étrangère est faite aussi de références à une autre Histoire. Je vais peut-être faire le vieux con, mais je n’ai pas l’impression que le niveau intellectuel augmente énormément ces derniers temps. Et c’est une lecture qui, de par ses références, est un peu plus exigeante qu’une littérature française ou américaine. On est abreuvés de films, de séries, de musique, donc on a déjà consciemment ou inconsciemment un nombre très important de références américaines en tête. Même si entre référence et réalité, c’est très différent. Puis traditionnellement et historiquement, la France est très réceptive à la culture et à la littérature américaines.

La part de la littérature étrangère dans la part de la littérature est en constante diminution depuis maintenant une quinzaine d’années. Donc ce n’est pas un phénomène nouveau. Je ne vois pas trop comment ça peut s’arranger. Pourtant, les jeunes générations lisent de la littérature traduite, notamment avec la romance, la fantasy, la SF. Tous ces créneaux sont souvent traduits de l’américain. Donc la littérature traduite oui, mais qui ne vient pas forcément de zones très variées. Il n’y a pas trop de curiosité. C’est un peu comme le tourisme : tout le monde veut aller voir le spot instagrammable, mais personne ne veut se perdre dans les rues d’une ville, avoir le nez en l’air et découvrir un truc par hasard.

Ce serait donc l’idée de rester dans une certaine zone de confort, faite de référents facilement identifiables ? C’est une réflexion que j’ai souvent eu quant à la littérature brésilienne, par exemple, que certains lecteurs disaient ne pas apprécier, à partir du moment où ça ne parlait pas de plage, de favela, de drogue et de football…

C’est exactement ça. Dans la littérature qui englobe le polar, qui m’est très cher, et regroupe des gens aussi semblables que l’eau et le feu, il y a mille et une façon de lire et d’écrire la littérature noire, il y a un auteur brésilien qui s’appelle Edyr Augusto, qui est publié dans une petite maison, Asphalte, et je pense que c’est un des plus grands auteurs vivants de polar. Sauf que c’est très noir, très dur. Ce n’est pas le commissaire qui va résoudre une enquête, et à la fin l’ordre social va nous rassurer, le méchant va être condamné et tout va bien. Non, il dit la vérité. C’est une des portes d’entrée très belle à la culture brésilienne contemporaine. Mais ça, c’est très difficile à imposer parce que ce n’est pas une littérature qui va nous réconforter. Elle nous dit que ça ne marche pas, que non à la fin ce n’est pas toujours le gentil qui gagne. Et on a peut-être besoin de ça. Dans un monde où il n’y a pas de repères idéologiques très forts et où le monde est très individualisé, et bien il faut qu’on soit un peu rassurés par la littérature en ce moment.

Je suis obsédé par les classements de vente, je regarde toujours ça pour voir ce qui marche, ne marche pas, comment les choses évoluent, les thématiques… Loin de mon petit nombril d’éditeur qui vit dans une communauté de 5.000 à 6.000 personnes qui font de la littérature leur matin, leur midi, leur soir et tout ça. Et bien on s’aperçoit qu’il y a toute cette littérature qu’on appelle feel good, qui est en train de prendre de plus en plus de parts de marché, au fur et à mesure que les années passent. Au détriment d’une littérature moins confortable, plus exigeante, plus inventive ou parfois un peu plus difficile d’accès. Cette littérature a toujours existé, il faut éviter le fameux "c’était mieux avant", qui est très élitiste comme vision du monde. Mais ce n’est quand même pas facile actuellement. Et puis il y a sans doute tout un tas d’éléments que je ne maîtrise pas et ne comprends pas.

Que la littérature soit une source de découverte de l’autre semble un point essentiel pour vous…

Je pense que l’appétence pour l’autre, la volonté de comprendre lentement, parce qu’il n’y a pas d’épiphanie, c’est très important. Ce n’est pas parce que j’ai lu Eureka Street (de Robert McLiam Wilson, ndr) que j’ai compris le conflit nord-irlandais. Mais par petites touches, on apprend à comprendre un peu mieux certains mécanismes. Quand on a une autrice comme Magdalena Parys qui nous explique les déplacements intra-blocs de l’Est avant la chute du mur de Berlin, moi je découvre un monde. Je voyais ça comme un bloc et désormais je vois ça comme une multitude. Donc ça m’oblige à me remettre en cause, à douter encore plus. Et c’est parfois inconfortable de douter.

Là, ça fait trois ans qu’on travaille avec Frédéric Paulin. Il va sortir l’an prochain trois romans qui vont parler de la guerre civile au Liban, à partir des années 1970. Et bien c’est tellement compliqué, que je ne sais même pas comment on va faire entrer ça sur le marché. J’ai 53 ans, alors j’ai par rapport à ces événements encore des images en tête, mais je suis loin d’être un spécialiste.

Quand au cours d’une interview Valerio Varesi parle du fascisme en Italie et du fait qu’il n’y a pas eu de procès à la fin de la 2nde Guerre mondiale, ce qui lentement amène à l’arrivée au pouvoir aujourd’hui de Meloni, avec le président du Sénat qui se vante d’avoir chez lui le buste de Mussolini, je vois dans les yeux d’un certain nombre d’interlocuteurs, qu’ils ne savent absolument pas de quoi il parle. Et cela tant chez des lecteurs relativement jeunes que plus âgés.

Et forcément, tout ça est complexe et fait que quand vous lisez un bon petit roman gentillet qui se passe dans le 6e arrondissement de Paris ou une jolie histoire d’amour toute bête avec des poules et des lapins autour, ça fait du bien. C’est rassurant aussi, parce qu’on se dit que ce n’est pas compliqué, que l’ordre des choses est formidable, que l’amour et la beauté existent.

Je n’ai rien contre cette littérature, quand elle est honnête. Quand elle est préfabriquée, organisée et mensongère, qu’elle insulte la lectrice ou le lecteur, là ça me gêne. Quand tout est trop simplifié, les méchants sont les méchants, les gentils sont les gentils. Dans un certain style de littérature, tous les serial killers ont 180 de QI, ils ont des plans machiavéliques, alors que la plupart du temps, ce sont juste des abrutis congénitaux qui commettent des crimes par pulsion. C’est un peu mentir aux gens aussi. Je ne dis pas que cette littérature ne doit pas exister, mais attention à ne pas donner une image irréelle du monde.

Mais la littérature doit donner un minimum à réfléchir. Et du plaisir ! Celui de lire quelque chose qui a été construit, écrit. Par exemple, Yan a travaillé pendant trois ans, Frédéric a passé des années sur ce projet, Valerio a été journaliste pendant des années et des années, au plus proche des gens. Et ensuite on crée de la littérature. La littérature n’a pas vocation à être du documentaire, mais quand même, on peut respecter son lectorat. Je crois que c’est ce qu’Agullo essaye de faire.

En tant que lecteur, que recherchez-vous dans un texte ?

Ce que je recherche, ça va être ambivalent : c’est un peu ce que j’ai déjà lu et un peu ce que je n’ai jamais lu. Je sais ce que j’aime, mais je ne sais pas ce que je n’aime pas, tant que je ne l’ai pas trouvé. Eureka Street, c’est un livre que j’ai lu neuf fois en entier, je ne sais combien de fois par bouts, le prenant quand j’ai un coup de blues. Avant de le lire, je ne savais pas que ça existait. Et ça m’a émerveillé.

J’ai un côté très fleur bleue, j’adore les histoires d’amour, mais en même temps j’aime aussi les histoires extrêmement dures, comme celles de David Peace, un de mes auteurs favoris (publié par Rivages, ndr), qui a une vision extrêmement noire de la société.

J’aime également découvrir quelque chose, des articulations de société. Là, je suis en train de lire un livre de Padura, donc je suis à Cuba et j’aime voir un pays différent de celui qu’on voit dans les reportages à la télévision.

Et ensuite, un écrivain qui, de par son talent, va densifier et en cinq mots va décrire un immeuble que j’ai l’impression de voir, c’est quelque chose que je trouve dingue. Ça m’émerveille toujours.

Puis, j’ai besoin de quelque chose qui me repose, qui m’oblige à être dans ma bulle, à me concentrer et à m’évader. Et un jour c’est un type de livre, le lendemain, un autre… Je lis des choses vraiment très différentes. Surtout, il faut que ça me rende heureux, que j’aie envie de partager ça avec les autres.

Quels sont les derniers textes que vous avez adorés ?

J’ai été époustouflé par un livre publié aux éditions Tristram, qui s’appelle Conquest, de Nina Allan : c’est un bloc d’intelligence ! C’est brillantissime, pas extrêmement difficile d’accès. Très dense car elle aborde mille choses, mais je crois que ça peut être lu largement. Je suis très jaloux des éditeurs ! Chapeau bas.

Ces derniers mois, j’ai lu beaucoup de textes et de fragments de George Orwell. Je n’avais jamais lu Dans la dèche à Paris et à Londres, Hommage à la Catalogne, ses écrits sur la lecture et la littérature… Et Orwell, c’est vraiment hallucinant d’intelligence. Il vous décrit un bistrot parisien, comme la guerre civile en Espagne en 1936, les enjeux politiques et géopolitiques. En dix lignes, il peut vous en dire plus que certains en 1.000 pages. J’avais lu 1984, un peu comme tout le monde, mais là tous ses textes sont parfaits, il n’y a rien à jeter. Et ça reste très contemporain. Que ce soit sur la politique, sur l’organisation sociale, sur le monde et le marché du livre. Il a été libraire dans l’entre deux guerres et connaissait bien le milieu. Tout vous oblige à vous redéfinir, mais dans un sens ouvert. Jamais il ne vous force à penser comme lui ; il vous ouvre la porte.

Quels sont les livres que vous aimez offrir ?

J’ai beaucoup offert Sommes-nous ce que nous lisons ? d’Orwell.

Mais aussi Europeana de Patrick Ourednik, un petit livre en spirale chez Allia. Un éditeur que je tiens en très grande estime.

Et le livre que j’ai le plus offert dans ma vie, c’est Eureka Street. Je me le suis acheté aussi beaucoup ! C’est le seul livre pour lequel j’ai envie d’avoir toutes les éditions. Et comme j’ai beaucoup déménagé, j’ai des livres stockés dans plusieurs endroits, donc je l’ai beaucoup laissé à droite et à gauche pour toujours l’avoir sous la main. Au moment où je vous en parle, je n’ai qu’une envie, c’est de le reprendre. Depuis tout à l’heure, je sens que ça bout l’envie de relire un des passages. Et c’est un livre, je me fous totalement de l’acheter pour trois lignes. Un livre qui commence par "Toutes les histoires sont des histoires d’amour", c’est extraordinaire. C’est se mettre une pression colossale en tant qu’écrivain. Et il y a quelque chose de magique.

Quand on a été libraire, on se rend compte que tout le monde pleure pour les mêmes choses. Quand vous lisez, si on fait mal à des enfants ou des animaux, tout le monde pleure. En revanche, on ne rigole pas pour les mêmes choses. L’humour, c’est quelque chose de beaucoup moins partagé. Et bien rire aux éclats, à en avoir mal au ventre, en lisant un livre, ça ne m’était jamais arrivé. Et ce qui est encore plus dingue, c’est rire aux éclats, relire et re-éclater de rire. Ce mec est un génie ! Et quelques pages plus loin, avoir envie de pleurer toutes les larmes de son corps, tellement ce qu’il dit est terrible. Et avoir cette espèce de folle légèreté d’aimer la vie, en sachant ce qu’elle est. Il évoque les attentats en Irlande du Nord, les vies brisées, et c’est terrifiant ce qu’il raconte, il y a des pages très dures et trois pages plus tard, c’est hilarant. J’ai trouvé le livre de ma vie !

J’ai aussi une grande affection pour la trilogie du Seigneur des anneaux de Tolkien, que j’ai lu deux fois quand j’étais ado. Cette idée de bande, et du fait qu’on ne peut rien faire tout seul, ça m’avait profondément marqué.

Et David Peace, publié chez Rivages, c’est un auteur qui me tient très profondément à cœur. C’est du polar d’une noirceur incroyable sur l’humanité et très exigeant en terme d’écriture. On plonge pour voir au plus près l’âme humaine, dans ce qu’elle a de moins reluisant. C’est un auteur phénoménal. Il a écrit un livre, Rouge ou mort, qui est l’histoire de l’entraîneur du club de Liverpool. À travers cette histoire, il évoque aussi la disparition de la classe ouvrière, jusqu’à Thatcher. C’est phénoménal, mais ardu, avec une écriture autour de la stance. Et il a écrit un autre roman qui est plus accessible, GB84, qui est sur les grèves dans les mines. 1974, 1977, 1980, 1983 : cette tétralogie, c’est du pur polar, il faut avoir vraiment le moral. Mais vous sortez grandis de ces lectures !

C’est la clé des grands auteurs : quoi qu’ils vous disent, quelle que soit l’exigence qu’ils ont vis-à-vis de leurs lecteurs, cette exigence, ils l’ont vis-à-vis d’eux-mêmes aussi. Et une fois avalé ce qu’ils vous offrent, vous avez grandi. Même si c’est dur, ça ne l’est pas par forfanterie.

Je crois qu’il faut lire encore et toujours, que c’est une activité humaine extrêmement profitable. On ne perd jamais son temps en lisant. Quand on a l’impression de perdre son temps, qu’on lit quelque chose qui ne nous plaît pas, il faut passer à autre chose. La lecture c’est de la joie. Chacun la trouve comme il veut. Mais il n’y a pas de temps pour s’ennuyer et se faire du mal. Alors qu’il y a tellement de belles choses. Il faut être curieux, parler, farfouiller, entrer dans des librairies, et puis voilà.


Les actus des éditions Agullo :

  • Récemment publiés : Pour mourir, le monde de Yan Lespoux, Le Prince de Magdalena Parys, traduit du polonais par Caroline Raszka-Dewez, Eau noire de Michalis Mikropoulos, traduit du grec par Clara Nizzoli, L’Invisible est lumineux de Maria Galina, traduit du russe par Denitza Bantcheva

  • Prochaines publications : Magma de Thóra Hjörleifsdóttir, traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salün (en librairie le 11 janvier 2024) et Passage de l’Avenir, 1934 d’Alexandre Courban (en librairie le 25 janvier 2024)

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