Michel Chandeigne : “Le succès d’un auteur, l’intérêt pour une littérature étrangère en général, sont souvent liés à un seul titre qui en entraîne d’autres dans son sillage.”

Il aura suffi d’un coup du hasard pour que le destin de Michel Chandeigne soit lié durablement à celui de la littérature lusophone… Fondateur de la Librairie portugaise et brésilienne, située dans le Ve arrondissement de Paris, ainsi que des éditions Chandeigne en compagnie d’Anne Lima. Éditeur, traducteur, libraire : rencontre avec un homme aux multiples casquettes

Michel Chandeigne (Photo : Romain Adam)

Comment s’est nouée votre relation avec le monde lusophone et la langue portugaise ?

J’ai créé cette Librairie en 1986 et la maison d’édition, avec Anne Lima, en 1992. Cette maison s’appelle désormais “Chandeigne & Lima”. Tout vient d’une nomination comme professeur de Sciences naturelles au Lycée français de Lisbonne en 1982, comme coopérant. J'étais jeune, la vie devant moi.

En découvrant Lisbonne en 1982, j’ai eu un choc, parce que la ville, à cette époque-là, était un éblouissement. La Révolution n’était pas loin. C’était une ville ancienne, populeuse, où des lambeaux de la vie de quartiers d'autrefois existaient encore, celle d'une humanité populaire, d'une beauté authentique et inédite. Il n’y avait pas encore de touristes, peu de voitures. Une plongée sensuelle dans une Europe disparue. Et surtout j’avais 25 ans...

La langue portugaise m’était incompréhensible, ce qui rajoutait au charme. La langue parlée bien sûr, un vrai problème pour une oreille française. Surtout la mienne ! En revanche, je me suis mis très vite à lire et à m’essayer à la traduction.

Vous le faisiez dans une démarche d’apprentissage de la langue ?

Oui, c'est ainsi que je me suis mis à traduire les poèmes - très brefs - d’Eugénio de Andrade. L'amitié avec des professeurs du Lycée a joué un rôle d'émulation. Il y avait Christian Auscher, professeur de mathématiques installé depuis longtemps qui connaissait la ville par cœur, Patrick Quillier, nommé en même temps que moi et qui dirigera plus tard le Pléiade Pessoa, Philippe Fridman, professeur de philosophie qui animait le groupe théâtral - avec notamment Maria et Inès de Medeiros, alors élèves.

Je suis revenu en 1984 en Bourgogne, où j’avais mes ateliers de typographie, activité à laquelle j'avais été initié plus jeune par René Jeanne et Raymond Gid. Un de mes premiers livres a été une anthologie d’Eugénio de Andrade, et c'est grâce à cet ouvrage que Robert Bréchon m'a intégré dans l'équipe qui allait traduire Fernando Pessoa pour Christian Bourgois. Parallèlement, j’avais mis en chantier pour les éditions Autrement trois ouvrages collectifs sur Lisbonne, les Découvertes Portugaises et enfin Goa.

À l’époque la littérature sur le Portugal ne devait pas être abondante…

Quand je suis parti en 1982, il y avait seulement dix livres disponibles sur le Portugal ou traduits. Une friche à mettre en valeur, et quelques éditeurs avaient commencé à s'y atteler : Joaquim Vital aux éditions de la Différence, Anne-Marie Métailié, un peu plus tard Christian Bourgois puis L’Escampette, et finalement un peu tout le monde. J'avais proposé des livres à d’autres maisons d’édition, entre autres une collection sur les voyages des Portugais. Puis la réédition des Maia d’Eça de Queiroz. Tout le monde m’a dit non sauf Séguier qui a accepté un livre d’Eduardo Lourenço.

C'est alors que j’ai retrouvé une de mes anciennes élèves, Anne Lima, et nous avons créé en 1992 les éditions Chandeigne, qu'elle dirige depuis. Nous avons commencé par la collection “Magellane” qui publie des récits de voyages, et qui reste notre collection phare (70 titres à ce jour, en grand format et semi-poche). Et, en littérature, un livre emblématique, La Frontière, de Pascal Quignard, sur le palais Fronteira, qui fut l’objet d'un lancement mémorable dans ses jardins et reste toujours une de nos plus grandes fiertés.

Vous avez créé la Librairie Portugaise et Brésilienne très rapidement après votre retour du Portugal. Vous avez ainsi mis un terme à votre carrière dans l’enseignement ?

Je me suis immédiatement consacré à l'édition, à la typographie, à la traduction, à la rédaction d'articles. J'ai trouvé un lieu rue Tournefort, qui est devenu la Librairie Portugaise et Brésilienne, notre “base logistique”.

De plus, la période était faste : nous étions portés par une mode naissante portugaise.

Cet intérêt nouveau était porté par le film d’Alain Tanner, Dans la ville blanche, l'immense succès de Pessoa en France, la découverte de Lisbonne, d’abord par les amateurs éclairés, les esthètes solitaires, puis enfin les touristes par vagues croissantes, etc.

Vous êtes arrivés au bon moment en fait ?

Au bon moment. Le Portugal entrait dans l’Europe en 1986, les incitations et les aides diverses étaient nombreuses pour développer l’image du Portugal, notamment par la diffusion de sa vaste culture méconnue. Dans ce rôle crucial, il y eut des acteurs majeurs à qui nous devons beaucoup, comme la Fondation Gulbenkian, la Commission portugaise des Découvertes, l’Institut Camões, l’Institut Portugais du Livre et des Bibliothèques, le CNL en France. Il y avait une belle synergie entre les éditeurs, les libraires, les journalistes... et les lecteurs. Et cela a permis de révéler l’œuvre de Fernando Pessoa (Bourgois) et d’Eça de Queiroz (La Différence). Sans oublier le succès des premiers livres de Lobo Antunes, qui ont immédiatement touché le public français, car ses ouvrages exorcisaient les démons de la guerre coloniale, domaine où la littérature française était restée partiellement muette. Ajoutons le prix Nobel de Saramago en 1998, le prix Femina Etranger pour Vergílio Ferreira (en 1990, pour Matin perdu publié aux éditions de La Différence).

En 15 ans, la littérature portugaise avait rattrapé "son retard". Notamment dans le domaine poétique.

J’y ai participé en traduisant de nombreux ouvrages. Pour La Différence, L’Escampette, Lettres Vives, Poésies/Gallimard (4 titres), et nous continuons à le faire chez nous (Sophia de Mello Breyner, Mário Cesariny). C’étaient des années heureuses, euphoriques. On était encore dans le XXe siècle !

Il y avait deux autres librairies portugaises, qui ont fermé vers 2010. Nous ne sommes plus que trois en Europe, et l’ultime en France. Depuis 2010, les librairies étrangères sont en train de disparaître les unes après les autres, même dans le domaine espagnol et allemand.

Quelles sont les raisons de ces fermetures de librairies étrangères, selon vous ?

C’est la concurrence en ligne : les ventes à partir des sites portugais, anglais, allemands, italiens ou espagnols par exemple, qui offrent des livres sans prix fixe, parfois bradés : on peut désormais acheter des ouvrages dans le monde entier. Il n’y a pas qu’Amazon, il y a la multiplication des sites de neufs ou d’occasions depuis 2010 environ. Nous résistons, nous flottons dirai-je... Notre loyer est protégé par la Mairie de Paris, pour l’instant. Nous commercialisons beaucoup de livres de notre maison éditoriale. Notre site de ventes en ligne fonctionne bien depuis 20 ans. Et puis la librairie facture les conférences épisodiques que je donne, notamment sur des navires de croisières. Nos structures sont très petites : Corinne Saulneron et moi même à la librairie, Anne Lima et Mylène Contival à la maison d'édition restée rue Tournefort quand la librairie Portugaise s'est déplacée à 250 mètres, Place de l’Estrapade, en 2012. Jusqu'à présent, nous avons pu faire le dos rond quand nécessaire.

C’est ainsi le fait d’allier tout à la fois la maison d’édition ainsi que des prestations de conférences qui permet à la librairie de survivre ?

C'est un des éléments. La motivation personnelle de chacun est fondamentale et nous ne comptons pas nos heures. Mais nous ne dirons jamais que notre métier est difficile, il est précaire tout au plus.

Nous avons la chance d'être indépendants, d'aimer notre travail, la relation avec les lecteurs et les auteurs en est une des richesses. Bref nous avons le privilège d'avoir toujours été heureux d’exercer notre métier.

Par les temps qui courent, c'est une chance dont nous sommes conscients et reconnaissants. À ce propos, je ne sais pas si vous avez remarqué que désormais, quand les gens vous quittent, ils ne vous disent plus "Bonne journée", mais "Bon courage". Quand j’entends ça, je réplique aussitôt en demandant aussitôt, inquiet, si j’ai l’air de souffrir ?! Mais c'est devenu un réflexe, depuis quelques années, beaucoup ne peuvent plus imaginer que travailler puisse être un plaisir, un épanouissement personnel. Cela devrait être toujours le cas, non ?

Quelle importance représente votre site internet ?

Le site représente 10 % du chiffre d’affaires. C'est peu, mais essentiel. En plus des ventes, c'est une formidable vitrine qui attire des clients de tous les continents, notamment pendant les vacances d'été. Mais les sites de ventes en ligne pullulent désormais. Même les livres de nos éditions, vous les trouverez d’occasion sur une multitude d'entre eux. Le marché de la seconde main a doublé en trois ans. La concurrence est partout. Il faut s'adapter.

Durant les entretiens, plusieurs personnes ont évoqué la baisse des ventes de la littérature étrangère ces dernières années. Pensez-vous que ce soit également un phénomène auquel soit confrontée la librairie ?

Dans le domaine portugais, il faut qu’il y ait une locomotive. À un moment, c’était Fernando Pessoa. Puis Saramago. Le Prix Médicis cette année pour Misericórdia de Lídia Jorge a ranimé l’intérêt pour cette autrice. Mais par rapport aux années 1990-2000, l'intérêt du public s'est dilué dans une offre très variée : plus de 350 titres disponibles en littérature portugaise.... Pour la baisse éventuelle, je ne connais pas les chiffres, je ne sais que vous dire.

Je vais prendre un exemple nous concernant. On a eu un grand moment avec notre édition du Voyage de Magellan, de plus de 1.000 pages, paru en 2007, qui s’est affirmé comme le livre de référence sur le sujet, et pas seulement en France. Il a été le support du grand documentaire d’Arte, L’incroyable périple de Fernand de Magellan, signé François de Riberolles, qui a eu un incroyable succès. Cet ouvrage, un des titres-phares de notre maison, a ensuite été décliné en poche dans une nouvelle collection “Magellane-Poche”, très moderne de conception et en couleurs : on y allie notre goût pour la typographie - ce qui est très important, pour Anne et moi, et la raison pour laquelle nous composons tous nos livres  –, le graphisme, avec des considérations de prix et de qualité. En s'adaptant, à la demande du public actuel, mais sans concession à la qualité, cette collection, très appréciée des libraires, a relancé les éditions.

Le succès d’un auteur, l’intérêt pour une littérature étrangère en général, sont souvent liés à un seul titre qui en entraîne d’autres dans son sillage.

Vous semblez avoir un attrait particulier pour tout ce qui a un rapport à l’histoire.

C’est ce qui m’intéressait au Portugal ; je découvrais un pays, une ville, une langue et puis une culture. Très vite ce qui est apparu, c’est que cette culture d’un pays de dix millions d’habitants, intéressante en soi, s'était élargie au monde entier du XVe au XVIIe siècles. Les Portugais ont été les premiers Européens à arriver en Afrique subtropicale, au Brésil et dans tout l’Orient. Ils se sont établis en Inde, à Ormuz, à Malacca et ont été les premiers Européens à arriver au Japon (1543) et au Tibet (1624)... Goa, fondée en 1510, n’a été annexée par l’Union Indienne qu'en 1961 ; la colonisation portugaise en Afrique n'a cessé qu'en 1974 ;  Macao (1557) restituée aux Chinois en 1999.

Très vite, les diasporas portugaises se sont essaimées dans le monde, liées à la ligne des Indes, à l’épopée des baleiniers et des pêcheurs de morue, à l’exil des juifs… Ce qui fait qu’on retrouve des Portugais sur tous les continents. Des communautés anciennes ou parfois plus modernes. En France, beaucoup de Juifs se sont installés en Aquitaine au XVIIe et XVIIIe siècles (les familles Mendes, Pereira), il y a eu un contingent portugais lors de la guerre de 1914, certains s'y sont établis. Et puis la grande vague dans les années 1960-1970, pendant les guerres coloniales, sous la dictature.

Partout les Portugais ont laissé des traces dans les langues, dans certaines coutumes, dans la gastronomie. Ils imprègnent peu ou prou l’histoire de nombreux pays. Leur culture est mondialisée depuis cinq siècles.

Des faits qui sont très peu connus en France…

Oui, très peu. D'où le succès de notre collection Magellane. Pour prendre un exemple, savez-vous qu’il y eut un siècle portugais et chrétien au Japon, avant que le pays se referme en 1639 ? Le texte du jésuite Luís Fróis, Européens et Japonais. Traité sur les contradictions et différences de mœurs (1585) est un de nos grands succès. Le titre est éloquent. La forme, très moderne, en six cents aphorismes est fascinante. C’est un texte qui rappelle Pérec, totalement inconnu. Nous avons fait la première édition européenne en 1993, avec une préface de Lévi-Strauss. Nous en sommes à la huitième.

Autre titre emblématique : Le Voyage des plantes et les Grandes Découvertes montre comment les Portugais – et aussi les Espagnols – entre les zones tropicales américaines, africaines et asiatiques ont changé complètement les habitudes alimentaires et agronomiques. Ils ont introduit le manioc américain en Afrique vers 1550, la patate douce en Inde et en Chine, le piment en Inde, la noix de coco en Amérique, etc. Il y a une soixantaine de plantes fondamentales qui ont ainsi changé de continents. Et il ne faut pas oublier que les Portugais ont été les pionniers de la cartographie moderne du monde au tournant du XVe siècle et au début du XVIe siècle.

S'intéresser au Portugal, c'est tôt ou tard entreprendre un voyage dans le temps et dans l’espace. Le père António Vieira au XVIIe siècle écrit une phrase mémorable définissant cette manière si portugaise d'être au monde et que Luís Filipe Tómas cite à la fin de son livre sur L’expansion portugaise : “Un lopin de terre pour naître ; Le monde entier pour mourir ; Pour naître le Portugal ; Pour mourir, le monde”. Yan Lespoux (lire son interview) a repris cette phrase, qui l’avait frappé autant que moi, dans son très beau roman Pour mourir, le monde (publié chez Agullo). Un petit coin de terre pour naître. Et pas n’importe lequel : une terre très traditionnelle, enfin qui l’a été disons jusqu’aux années 1980. Très attachante : un très beau pays, avec un climat idéal, une population généreuse et accueillante. Le drame actuellement, ce n'est pas le tourisme, qui participe au développement économique, mais le tourisme de masse et son revers, la spéculation immobilière, et la présence peu reluisante des exilés fiscaux. L’image des Français là-bas s'est fortement dégradée. Quand je retourne “au pays”, il m'arrive de préférer dire que je suis Belge !

On parle beaucoup du Portugal, mais vous proposez des livres provenant de divers horizons, avec pour point commun la langue portugaise. Dès le début le projet de la librairie a-t-il été d’axer sur l’ensemble du domaine lusophone ?

Au début je ne voulais faire une librairie que sur Lisbonne, puis sur le Portugal. J'ai alors rencontré ma femme, Ariane Wittkowski, professeure de littérature brésilienne.

En six mois, la librairie s'est naturellement étendue au monde lusophone et à l’histoire des voyages, bref au monde entier !

À l’époque, en 1986, j’avais mes ateliers de typographie dans l’arrière-boutique. Je pensais imprimer à mi-temps. Finalement, la librairie a vite pris le dessus et j’ai mis sous presses le dernier ouvrage typographique en 1998. Je continue cependant à produire, en parallèle, de très petits ouvrages avec le poète Dominique Fourcade. En 2012, l’école Estienne a racheté mes presses et mes caractères.

Qui sont vos clients ? La clientèle a-t-elle évolué depuis la création de la librairie ?

Le monde entier ! Du Japon au Canada, en passant par le Vietnam grâce à internet. Des Parisiens et des provinciaux, des Brésiliens, des Portugais, des Français amoureux du Brésil ou du Portugal, des luso-descendants, qui ne parlent parfois plus le Portugais, et qui veulent redécouvrir la culture de leur pays dont les parents et grands-parents ne leur parlaient pas. Depuis quelques temps, il y a tout un public féministe, LGBT, militant antiraciste qui sont de grands lecteurs, et le rayon sur ces thématiques a acquis davantage d'importance. Avec les livres de Djamila Ribeiro, notamment. Finalement il n'y a pas de public type.

Il y a en effet des communautés brésilienne et portugaise assez importantes…

Oui, mais ce sont surtout les couples mixtes qui achètent des livres. Pour leurs enfants, pour leur enseigner les deux langues. Le métissage est un moteur culturel formidable, c’est la sexualité métissée qui permet d’ouvrir les horizons.

En proportion, vendez-vous plus de livres traduits ou en langue originale ?

En version originale pour les deux tiers. Les traductions de Machado de Assis, par exemple, sont achetées massivement par les Brésiliens qui veulent offrir à leurs amis français L’Aliéniste, Mémoires posthumes de Brás Cubas ou Dom Casmurro (publiés chez Métailié) qui sont des livres sublimissimes. Succès garanti… Il y a également un grand tropisme pour l’Afrique lusophone, São Tomé, la Guinée-Bissau, le Cap Vert, l’Angola, le Mozambique. Je ne pense pas qu’on soit beaucoup de librairies dans le monde avec une telle offre. Avec pour phare le Mozambicain Mia Couto, une des figures majeures de toute la littérature lusophone actuelle. Nous avons publié une dizaine de ses livres, sur la vingtaine publiée (Métailié et Albin Michel). Tombe, tombe au fond de l’eau, est une pure merveille, un livre culte. Le chasseur d’éléphants invisibles, Le fil des missangas, L’accordeur de silences sont des chefs-d’œuvre.

Pessoa, Saramago, Lobo Antunes… Autant on connaît quelques grands auteurs portugais, autant le reste de la lusophonie semble encore être assez peu visible. D’un immense pays comme le Brésil, par exemple, on ne sait citer en général que bien peu de noms.

Il y a eu de très grands auteurs, comme João Guimarães Rosa ou Clarice Lispector - qui se lisent toujours aujourd'hui. Et le très populaire Jorge Amado. Clarice est l’autrice brésilienne qui est la plus demandée, en français comme en portugais. Une écriture très subtile, mais pas typiquement brésilienne, assez introspective, avec un public qui se renouvelle constamment, très majoritairement féminin. Elle, comme Guimarães Rosa, sont morts trop jeunes pour avoir le Prix Nobel qu’ils auraient logiquement pu recevoir. Actuellement, Itamar Vieira Junior a réalisé une belle percée avec Torto Arado (publié en français chez Zulma, sous le titre Charrue tordue - Lire l’interview de Valentin Féron de chez Zulma). Mais la visibililé des auteurs brésiliens vivants est moindre qu'autrefois.

Outre Itamar Vieira Junior, qui semble promis à un bel avenir littéraire, une autrice telle que Conceição Evaristo n’a-t-elle pas tout pour être considérée comme l’un des grands noms de cette littérature  ?

Oui, bien sûr, j'avais oublié de la citer ; elle est très lue désormais ! Et Chico Buarque pour qui le public français a une indéfectible affection. Le problème pour qu'un auteur étranger trouve son public est qu'il est noyé dans une offre internationale immense dans tous les formats. Il me semble que la France est le pays du monde où on a le plus de choix en littérature étrangère, et en poche ! Même en étant un bon lecteur, peu réussissent à lire plus de 50 livres par an. Un par semaine, c'est déjà bien. Donc il faut choisir ! On ne peut connaître la littérature mondiale, juste picorer. Et il y a aussi un attrait vers les prix littéraires qui capte la curiosité de la majorité. Notre librairie, notre maison d’édition ainsi que le site ont donc un rôle fondamental pour mettre en avant les auteurs lusophones.

Quelles sont les plus grandes ventes à la librairie ?

À la librairie, c’est indubitablement Mia Couto. Côté brésilien, cela reste Jorge Amado, Clarice Lispector, Machado de Assis, sans surprise. Côté portugais : Fernando Pessoa, Eça de Queiroz, et puis Saramago, Lídia Jorge. Le reste dépend un peu de l’actualité.

Beaucoup de gens morts dans cette liste !

Un grand auteur est souvent un auteur mort, non ? Mais les auteurs vivants creusent leurs sillons : côté portugais, Valerio Romão, dont on a publié quatre livres. Ses Dix raisons de vouloir être chat a un beau succès actuellement ! Ce sont dix nouvelles douces-amères. Et il y a le mot chat, des chats sur la couverture… conséquence : un achat réflexe ! Et en plus c’est de la très bonne littérature. Isabel Figueiredo a rencontré un large public avec les Carnets de Mémoires coloniales (Prix des lecteurs de Cognac, 2023) et La Grosse (Prix Laure Bataillon 2024). Plusieurs auteurs se sont révélés récemment au XXIe siècle. Des Portugais, on peut également citer Valter Hugo Mãe (Métailié), Gonçalo M. Tavares (Viviane Hamy), ou Dulce Maria Cardoso, j'en oublie. Côté brésilien, ils sont encore plus nombreux, Conceição Evaristo en tête du peloton ! Rendez-vous dans dix ans pour y voir plus clair?

Quels sont vos plus grands succès des éditions Chandeigne & Lima ?

Concernant les éditions Chandeigne, c’est La Frontière de Pascal Quignard, Les Maia d’Eça de Queiroz, Européens et Japonais, tous déjà cités. Ensuite, nous avons Le Voyage des Plantes et les Grandes Découvertes, Les idées reçues sur les Grandes découvertes, Les contes de la  Montagne de Miguel Torga, La Découverte du Japon, avec tous les premiers textes et cartes.

Et puis les petits Pessoa bilingues, entre autres une petite anthologie sur Lisbonne qui est remarquable. Faite en réaction au livre Lisbonne de Fernando Pessoa, texte sans intérêt, écrit en anglais et retrouvé dans ses papiers, annoté de sa main, mais qui n'est probablement pas de lui, dixit son traducteur anglais. C'est à mon sens malhonnête de proposer un tel livre à un public naïf qui en a fait un best-seller à la seule vue du titre. Ne serait-ce que parce que c'est un texte plus que fade, de Pessoa ou non, nullissime. Il n'y a pas une ligne intéressante... Donc nous avons concocté un recueil bilingue avec les plus beaux poèmes et fragments de proses de Pessoa sur Lisbonne. Avec deux jolies préfaces, des illustrations. Et c'est autre chose, je vous l'assure !

Autre succès majeurs avec des rééditions régulières : Tombe, tombe au fond de l’eau de Mia Couto, texte de 80 pages, dans lequel on trouve tout son univers, sa poésie, son esprit. Et puis le petit Voyage de Magellan : la relation de Pigafetta ; la grosse édition du Voyage de Magellan de plus de 1.000 pages s’était vendue à 7.000 exemplaires. La petite, qui fait désormais référence dans le monde, en est déjà à la 5e édition. Magellan est devenu notre locomotive sur le long terme. Avec derrière tous les wagons de nos collections historiques. Parmi eux, nos synthèses sur l'Histoire du Portugal, du Brésil, de l’Afrique lusophone, des juifs portugais, de l‘Angola, sans cesse réédités.

Combien de livres possédez-vous au catalogue ? Quel est votre rythme de publication ?

Au bout de 32 ans d’existence, le catalogue compte un peu plus de 200 titres. Dont 70 sur les voyages et l’histoire de l’expansion portugaise. Nous publions environ dix livres et rééditions par an. C’est un minimum et un maximum, pour une petite structure. Nous innovons régulièrement.

Notre nouvelle collection s’appelle Brûle-Frontières.

C’est Mylène Contival, la collaboratrice d’Anne Lima, et Ana Torres, une jeune autrice, qui l’ont créée, avec un premier titre autobiographique du documentariste José Vieira, qui raconte son arrivée en France et son rapport à l’exil dans Souvenirs d’un futur radieux.

Il vient juste après Exils, un titre qui recueille des témoignages d’exilés portugais dans les années 1960. Cette histoire d’émigration a souvent été oubliée et rencontre déjà un joli succès. Ces textes rappellent, au-delà du destin des émigrés portugais, celui de tous les émigrés, avec les drames et problématiques de leur condition.

Qu’attendez-vous d’un texte littéraire ?

J’aime bien les écrivains qui ont un univers. Certains écrivent remarquablement, mais s’il n’ont pas un univers propre, je suis vite lassé. Mia Couto, João Guimarães Rosa, Lobo Antunes, qu’on aime ou qu’on n’aime pas, Valerio Romão, font partie des premiers.

Par ailleurs, j’apprécie les œuvres courtes, concises, comme Pedro Páramo de Juan Rulfo. En paraphrasant René Char, j'aime à dire que l’on reconnaît la qualité d’un écrivain au nombre de livres qu’il n’écrit pas, et la qualité d’un livre au nombre de phrases que l’auteur n’écrit pas. Tant de livres me donnent le sentiment suivant, qui devient pressant avec l'âge : que ce serait bien si l’auteur avait pris le temps de les réduire de moitié !

Donc votre regard s’est fait plus aiguisé ?

Je ne sais pas. Plus impatient en tout cas.

Avec le temps, on a souvent un sentiment de déjà-lu, de déjà-vu...

Je suis de moins en moins un lecteur de fictions. Et de plus en plus de narrations vécues, de chroniques, d’approche clinique du réel. Par exemple, parmi mes livres de chevet il y a Les Récits de Kolyma de Chalamov, ceux d’Hatzfeld sur la guerre du Rwanda, de Anna Politkovskaya et de Svetlana Aleixeivitch, la collection Terre Humaine de Jean Malaurie. Des récits servis par une écriture, où on demeure dans la réalité des faits, où il n’y a pas de fioritures, pas besoin de rajouter une histoire d’amour dont on se fiche éperdument !

Quels sont les auteurs que vous continuez à lire aujourd’hui ?

En France, Marcel Cohen, sans hésitation. J’ai eu la chance, jeune, d’éditer quelques textes de lui. J’ai aimé tous ses ouvrages, qui ne comportent pas un mot de trop. Avec en point d’orgue Sur la scène intérieure et Cinq femmes. Je signale aussi un petit livre qui s’appelle À des années-lumière (éditions Fario), qui part d’une conférence qui pose la question : “Comment écrire, après le charnier de 14-18 et la Shoah”. Je l’ai offert des dizaines de fois.

Y a-t-il un autre livre que vous aimez offrir ?

Oui, la magnifique anthologie poétique de Carlos Drummond de Andrade, Sentiment du monde, traduit par Ariane Witkowski, décédée jeune... Ce n'est pas seulement un choix émotif personnel. Plusieurs poèmes, dont “La mort dans l’avion”sont au panthéon des plus belles poésies jamais écrites.

Parmi vos dernières lectures, quel titre vous a particulièrement plu ?

Les Nomades de la mer, un formidable livre d’ethnographie de José Emperaire sur les Indiens Alakalufs (disparus) du détroit de Magellan, publié en 1955, que nous avons aussitôt décidé de rééditer début 2025.

Des titres que l’on peut trouver sur les étagères de la librairie, que proposeriez-vous pour des gens qui ne connaissent pas bien la littérature lusophone ?

Machado de Assis, Dom Casmurro (Métailié). C’est l’histoire d’une jalousie, dont on ne sait jamais si elle a des motifs réels ou si elle est purement imaginaire. Une description clinique géniale de la jalousie. À lire et à relire. Mia Couto, toujours, et Eça de Queiroz (Les Maia, Le cousin Bazilio, Le crime du Padre Amaro). J'ajouterai Graciliano Ramos (Vies arides) et Manuel Antônio de Almeida (Histoire d’un vaurien) pour le Brésil et Miguel Torga pour le Nord du Portugal, un monde en soi.

Enfin un sommet de la littérature européenne. Le Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa est incontournable. C’est un livre de chevet, constitué de centaines de fragments que l’on peut lire au hasard. Il s’agit du livre portugais le plus vendu dans le monde. Plus de 150.000 exemplaires en France, alors qu’il n’y a pas eu d’édition de poche...


Librairie portugaise & brésilienne
19/21 rue des Fossés Saint-Jacques
75005 PARIS
www.librairieportugaise.com

Prochaines publications des éditions Chandeigne :

  • Stéphen Rostain, Francois Renoux, Benjamin Iapara Battista, La flèche et la bêche. Une histoire recomposée en Guyane) Coll. Magellane-Poche

  • Claude Lévi-Strauss, Les plus vastes horizons du monde (inédits)

  • Patrick Straumann, L’homme en mouvement

  • Le grand panorama de Lisbonne du Musée de l’Azulejo.

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