Nicolas Richard : “Traduire, c’est une façon stimulante de lire.”
Traducteur de l’anglais, Nicolas Richard s’est notamment amusé à travailler sur les œuvres de Richard Brautigan, Allen Ginsberg, Patti Smith ou encore Thomas Pynchon. Les mots, il les manie également pour créer sa propre œuvre de romancier. Son dernier titre, La chanteuse aux trois maris, ayant été publié en janvier 2024 aux éditions Inculte
Comment êtes-vous venu à la traduction ?
J’ai commencé à traduire parce que j’aimais lire et écrire. Au départ, j’ai pris l’initiative de traduire des poèmes en apparence simples de Richard Brautigan, en coupant des feuilles A4 en deux, sur une machine à écrire, avant de les faire circuler en français auprès de mes amis. J’ai eu la chance que ces premiers balbutiements voient le jour, puisque ces brefs textes ont été publiés (à l’époque par les éditions L’Incertain, puis ensuite par Le Castor Astral et 10/18).
Traduire, ça s’apprend ?
Chaque livre à traduire m’impose sa propre méthode. Ce que Gilles Clément, dans son discours inaugural au Collège de France (Jardins, paysage et génie naturel, Fayard, 2012) dit du jardin, je pourrais le dire de la traduction : “Le jardin ne s’enseigne pas, il est l’enseignant.”
Nonobstant, les étudiants inscrits en master de traduction actuellement ont la chance de suivre un cursus passionnant !
Traduire, c’est passer d’un univers à un autre lorsque l’on termine un texte et l’on en entame un nouveau. De quelle manière aborde-t-on une nouvelle traduction ?
Je ne sais jamais comment ça va être au coup d’après. Chaque nouvelle traduction est déroutante et inattendue. Je sais juste que je choisis de traduire tel texte parce qu’il me plaît. Si le texte à traduire ne me plaît pas, je ne le traduis pas.
Par exemple, avant le roman Trust de Hernan Diaz (éditions de L’Olivier, prix Pulitzer), j’ai traduit un long poème d’Allen Ginsberg (Kaddish, éditions Bourgois), et juste après j’ai traduit le nouveau roman totalement fou et génial d’Adam Thirlwell (Le futur futur, éditions de L’Olivier, à paraître à l’automne 2024), et cet été, j’ai traduit l’autobiographie d’Al Pacino (Sonny Boy, éditions Seuil, à paraître aussi à l’automne 2024) : ce sont les montagnes russes !
Ce n’est jamais deux fois identique, jamais deux fois la même énergie à déployer, d’autant que d’un livre à l’autre, je déploie toujours des méthodes, des approches, des stratégies différentes.
Dans quelle mesure y a-t-il besoin de se laisser le temps de trouver la “musique”, la langue propre à chaque texte ? Comment abordez-vous le texte ?
Je lis et je relis le texte à traduire. Dès la première lecture, je l’annote, je commence à questionner le texte original, à entrer en dialogue avec lui. S’il y a un temps nécessaire pour que se mette en place la traduction, c’est un “temps actif” pendant lequel je commence à tenter des trucs, je tâtonne, je gribouille, je souligne, je lis d’autres livres en français ou en anglais où je crois trouver un écho de celui à traduire.
Vous traduisez depuis plus de 30 ans : qu’est-ce qui vous amuse et/ou stimule dans ce métier ?
Traduire, c’est en effet, comme vous dites, une façon stimulante de lire, car chaque livre est à replacer dans son écosystème (en écho à ce que j’ai écrit juste au-dessus, je pensais échosystème, justement).
C’est un moyen de continuer à apprendre en gagnant sa vie, quel luxe, vous vous rendez compte ?!
Vous ne me posez pas la question qui s’impose ensuite, mais j’y réponds quand même : je pense avoir encore une trentaine d’années de traduction devant moi.
Est-ce que le métier a évolué dans ses pratiques depuis que vous avez commencé ?
L’arrivée des ordinateurs puis l’avènement d’Internet marquent deux ruptures dans la pratique translatoire.
Cela dit, dès mes débuts, j’ai toujours tenté de joindre les auteurs/autrices que je traduisais : je me souviens, au siècle dernier, de fax reçus de Harry Crews (Le Chanteur de Gospel, La foire aux serpents, éditions Gallimard) et de discussions téléphoniques avec lui alors que j’habitais à Tours et lui à Gainesville en Floride, je crois.
Il me semble qu’éditeurs et traducteurs prennent de plus en plus au sérieux la traduction. Reste à savoir comment on va réussir à gérer la déferlante de l’Intelligence Artificielle.
Quelles sont les situations les plus épineuses que vous ayez croisées en traduction ?
La première phrase du dernier formidable roman de Rabih Alameddine, La réfugiée (éditions Les Escales) : “He was my people”. Comment traduire ça ? Il était mon peuple ? Il était de mon peuple ? J’étais de son peuple ? Nous étions du même peuple ? Ne peut-on pas trouver autre chose que le terme peuple, dans ce cas ? (Une réponse possible dans le livre !)
Le plus vertigineux a été de traduire le roman Riddley Walker de Russell Hoban, écrit dans une langue inventée, le riddleyspeak, pour lequel j’ai dû entièrement inventer une langue nouvelle : le parlénigm. Le roman s’intitule Enig Marcheur, il est paru aux éditions Monsieur Toussaint Louverture et c’est une expérience de lecture (et de traduction) époustouflante.
Quels sont les auteurs que vous avez aimé découvrir et faire découvrir aux lecteurs en français ?
Miranda July (dont les textes sont publiés chez Flammarion, ndr), Garth Greenwell (Pureté, éditions Grasset, ndr), Tom Drury (publiés chez Cambourakis, ndr), Valeria Luiselli (publiée aux éditions de l’Olivier, ndr), Mike McCormack (D’os et de lumière chez Grasset, ndr), Zachary Schomburg (Mamammouth chez Chambon).
Vous participez à des joutes de traduction. Que tire-t-on comme apprentissages de ce genre de pratiques ?
C'est un exercice auquel je me prête volontiers - je crois d'ailleurs être un des premiers en France à m'être prêté à ce jeu avec mon collègue et camarade Charles Recoursé. J'ai dernièrement participé à deux joutes, l'une au festival Aux Quatre Coins du Mot de La Charité-sur-Loire avec Nathalie Pavec où nous avons décortiqué à deux devant un public captif le texte de la chanson "Mississippi Goddamn" de Nina Simone.
Tout récemment au festival Lectures Plurielles de Chambéry, nous avons proposé une formule encore plus élaborée du concept (oui !), intitulée "Anatomie d'une chanson", avec l'autrice/traductrice Julia Kerninon et le musicien/vidéaste Rubin Steiner, dans le superbe théâtre à l'italienne de Chambéry : nous avons planché sur la chanson "A&W" de Lana del Rey en paroles, en images et en musique.
La joute de traduction, c'est ludique et instructif.
Dans tous les cas, le public constate que les versions des traducteurs/traductrices sont toujours très différentes, sans jamais être fautives : c'est un excellent moyen de saisir ce qui se joue quand on traduit.
Vous êtes également écrivain. Comment votre métier de traducteur influence-t-il votre écriture ?
Quand je traduis un roman, j’y habite pendant plusieurs mois d’affilée. S’agissant d’un roman que j’écris, mon activité de traducteur me permet peut-être de régler ou de dérégler la focale de manière à voir mon intrigue, mes personnages, mes phrases avec un œil neuf.
Est récemment paru aux éditions Inculte La chanteuse aux trois maris. Comment est né le projet autour de cette incroyable veuve, qui fait voyager sur pas moins de trois continents ?
Beaucoup d’éléments qui ont servi de points de départ au roman sont véridiques et puisés dans mon histoire familiale : le jeune médecin spécialiste de morphinomanie, qui part travailler en Afrique et se fait assassiner par un sorcier jaloux ; la maman qui abandonne sa fillette de deux ans pour s’installer en Amérique du Sud ; la chanteuse de music-hall qui se marie trois fois et dont les trois maris meurent de mort violente.
Tout le jeu a consisté à bâtir une structure pour que des personnages, à qui il arrive des choses incroyables, puissent fonctionner dans un même monde.
Pouvez-vous nous résumer l’intrigue en quelques mots ?
Emma, une chanteuse des années 1920, se marie trois fois de suite. Ses trois époux meurent mystérieusement. En l’an 2000, sa belle-fille Jeanne mène l’enquête. Elle se demande s’il est possible que cette femme qu’elle a tant aimée ait été une meurtrière.
Il y avait ainsi une forte dose de romanesque dans les vies des membres de votre famille. Quelle est toutefois la part de fiction que contient votre roman ?
La fiction tient à l’agencement des éléments biographiques, à l’écho que je tisse entre des éléments disparates : le Dancing de Ménil à Paris, les Noctambules à Toulouse et le Haras Sélect de Dakar ; la magie pratiquée par Beneditto Orale, qui propose au public le strip-tease de son assistante Moon Sunn à coup de balles de pistolet, et la magie en vigueur sur les rives du fleuve Niger, où des “gars hauts” parlent aux esprits ; la naissance de la psycho-analyse pratiquée à Buenos Aires par Marie et la démorphinisation telle que préconisée par Jean Lacroix, le père de sa fille Jeanne ; la bonté supposée d’un médecin et la nocivité de l’entreprise qui l’emploie, la CoCulCo, qui, en intensifiant la production cotonnière, détruit l’équilibre vital dans le triangle Niafouké-Goudam-Diré.
Dans le récit sont mêlés les continents, les récits de vie, mais aussi ceux de l’Histoire en train de se construire, le polar, le récit de famille. Vous parlez d’un “jeu” pour bâtir l’ensemble du roman, sans doute un peu casse-tête ? Le temps de gestation du roman a-t-il été long ?
Oui, il y avait en effet l’idée d’élaborer un casse-tête pour s’amuser !
La chanteuse aux trois maris est une sorte de Rubik’s cube où chaque facette est un chapitre... Où peut-être un personnage !
Et où la résolution se reconfigure au fil de la lecture.
De même que Jeanne, la narratrice du roman, a deux âges - 9 ans au moment des faits et 84 ans au moment où elle écrit dans son carnet pour tâcher de comprendre la chanteuse -, le temps de l’écriture du roman est contradictoire : je l’ai écrit à la fois en deux mois et en vingt ans.
Je m’explique ! Je m’étais donné deux mois d’écriture à temps plein pour mener à bien ma mission : un mois pour les recherches, un mois pour la rédaction. Mais en fait, évidemment, rien ne s’est passé comme prévu ; ce roman a connu quatre versions très distinctes, et j’y ai passé plus de quatre mois. Et d’ailleurs, ce n’est pas tout à fait ça : il y a vingt ans, en traduisant Le Temps où nous chantions de Richard Powers (Lot 49/ Cherche Midi), j’ai eu envie d’interviewer ma grand-mère, Jeanne. J’ai passé une journée entière à l’écouter et l’enregistrer, dans l’idée d’écrire un roman inspiré de sa vie. J’ai aussi récupéré le journal qu’elle a tenu jusqu’à la fin de sa vie. Et pendant vingt ans, je n’ai pas trouvé la combine qui puisse me permettre de raconter... jusqu’à me rendre compte que c’était la génération des parents de Jeanne qui allait me donner matière à un roman : son père le médecin Jean Lacroix, parti en Afrique ; sa mère Marie, partie en Amérique du Sud ; la chanteuse et le monde des cabarets interlopes.
Temps de gestation, donc : entre deux mois et vingt ans. Coupons la poire en deux, disons que l’écriture de ce roman a duré dix ans !
Vous reconstituez des lieux, des ambiances, le langage des années 1920. Quelle part avez-vous accordé au travail de recherche ?
Il y a eu deux temps dans l’élaboration du roman, le temps de la collecte du matériau (les travaux de recherche, la découverte de milieux) : ce sont des découvertes effectuées souvent avec une certaine fascination ! Et le temps de l’articulation : il a fallu ensuite finaliser une chorégraphie pour faire danser ensemble tout ce petit monde, gommer, supprimer, effacer, pour se focaliser sur le récit, sur l’histoire racontée.
À plusieurs moments, le récit s’agrémente de chansons. Quel rôle tiennent-elles ?
En assistant, à Dakar, au processus de création des chansons de Emma/Lucie de Maille, en étant témoin de la dynamique du song-writing, la petite Jeanne comprend comment la chanteuse puise dans le matériau de sa vie pour produire de l’art. La retranscription des paroles de chansons est aussi un clin d’œil à Thomas Pynchon (dont plusieurs titres ont été traduits par Nicolas Richard, ndr), qui fait ça dans tous ses romans. Et puis, mais là je vais rester un peu plus mystérieux, car le jeu doit continuer, les paroles de ces chansons de Lucie de Maille sont en fait des traductions détournées de textes de chansons de ma chanteuse américaine préférée, toutes inspirées du même album, malaxées, concassées, réorganisées ! Voilà un jeu de piste pour les curieux !
Dans les passages concernant la vie de Jean en Afrique, le ton se fait plus dénonciateur de la période de la colonisation…
Le contexte l’impose. Sira, enceinte de Jean (la petite Adji naîtra peu après leur séparation), l’accuse d’être le collabo d’une entreprise esclavagiste. J’aime bien pouvoir alterner les registres !
De nouveaux projets d’écriture à l’horizon ?
J’ai travaillé à un nouveau roman tout le début de l’année 2024 ; il sortira en 2025 (aux éditions Arthaud). Stay tuned !
En tant que lecteur, qu’attendez-vous d’un texte littéraire ?
Qu’il m’invite à m’approcher, me séduise et me donne envie à la fois de tourner les pages et de relire ses phrases.
Parmi vos dernières lectures, lesquelles avez-vous particulièrement aimées ?
Les trois tomes (suis en train de terminer la lecture du troisième) de la biographie de Kafka par Reiner Stach (éditions Cherche Midi) : c’est érudit et puissant.
Et puis aussi Voir l’invisible - Histoire visuelle du mouvement merveilleux-scientifique de Fleur Hopkins-Loféron (éditions Champ Vallon) : moi qui connais très mal la SF, je suis emballé par la découverte de ces fictions des années 1909-1930, les Maurice Renard, Jean de La Hire, Guy de Téramond, Octave Béliard…
Quels sont les livres que vous aimez offrir ?
Les quatre mentionnés ci-dessus : ça fait de beaux cadeaux !